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Ostracisme du RN : réaction nobiliaire à l'Assemblée nationale...

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Philippe Fabry cueilli sur Figaro Vox et consacré à l'ostracisme dont est victime le Rassemblement national à l'Assemblée nationale. Philippe Fabry est historien des institutions et des idées politiques, et avocat. Il a publié entre autres Le Président absolu, la Ve République contre la démocratie (Scripta Manent, 2022).

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«Ostracisme du RN : réaction nobiliaire à l'Assemblée nationale»

Quoique spectaculaire, la grève de bienséance qu'on a pu observer à l'Assemblée nationale de la part des députés du Nouveau Front populaire ne fût guère surprenante : le théâtre antifasciste est un classique depuis quarante ans, et au-delà une tradition de la gauche française.

Mais en vérité, cette récente progression est moins un argument de plus au soutien du droit du RN à disposer de postes qu'une raison supplémentaire pour Ensemble d'avoir fait ce choix de l'ostracisation ; c'est précisément la progression du RN qui est insupportable au centre macronien, non tant pour des raisons idéologiques – le passé récent montre, encore une fois, que ce n'était pas le problème – que pour des raisons sociologiques : cette irruption rapide d’un parti populiste dans les cercles de pouvoir est inadmissible pour les élites traditionnelles de la République.

Plus étonnant a été de voir se prêter à cet exercice de mépris des bonnes manières républicaines une ministre sortante, pur produit du macronisme, Agnès Pannier-Runacher. L'anecdote serait sans doute de peu d'intérêt si elle n'illustrait la vraie surprise de ces deux journées de session de la nouvelle Assemblée : la décision par Ensemble de poursuivre au sein du Parlement la politique du «cordon sanitaire» en excluant le Rassemblement national de tous les postes-clés de l'Assemblée nationale.

Cette soudaine crispation des centristes face à la montée rapide du Rassemblement national évoque la réaction nobiliaire qui marqua les dernières années de l'Ancien Régime, et qui fut une des multiples causes de la Révolution. Nul n'ignore combien, en construisant l'Etat royal, la monarchie s'était régulièrement appuyée sur les forces vives du royaume, les roturiers enrichis, les intégrant dans son système par l'anoblissement. Naturellement ce mouvement créait une concurrence toujours plus forte pour l'accès aux hautes fonctions de l'Etat, en particulier au détriment de la vieille et haute noblesse. Celle-ci, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et en particulier sous le règne de Louis XVI, joua de son influence politique pour tenter de restreindre l'accès des hommes nouveaux aux postes de pouvoir, notamment dans l'armée (édit de Ségur, 1781) en obligeant les candidats officiers à justifier de quatre générations d'appartenance à la noblesse. Crise identitaire d'une caste peinant à se distinguer encore des roturiers enrichis et éduqués, ce réflexe de repli sur soi provoqua une grave rupture sociologique et politique entre la bourgeoisie montante et la noblesse installée, alors que jusque-là elles avaient été reliées par une forme de continuité via les possibilités d'anoblissement et les mariages. Cette rupture favorisa l'émergence de la figure de l'aristocrate arrogant, désormais ennemi de la roture enrichie plutôt que partenaire éventuel de son ascension, et précipita la Révolution en donnant à la bourgeoisie le sentiment que la poursuite de cette ascension ne passait plus par la coopération, mais par la confrontation.

La soudaine crispation du centre politique face à la montée en puissance parlementaire du Rassemblement national tient sans doute du même genre de réaction : désormais ce peuple qui avait été exclu du Parlement durant des décennies y est fortement présent, et sa présence n'est plus marginale ou seulement minoritaire : un moment, on a cru qu'il pourrait prendre le pouvoir. Aux postes à responsabilité à l'Assemblée ces deux dernières années, il ne s'est pas montré moins compétent que les élites habituelles, et a par conséquent largement effacé la distinction qui existait précédemment. Cela provoque chez les élites en place une crainte de la dépossession et une crise identitaire, et par conséquent un besoin de réaffirmer leur singularité et de poser les bornes de leur pré carré.

Ce cordon sanitaire n'est donc plus idéologique, il est sociologique : il s'agit pour la noblesse de la République de refuser l'irruption du peuple dans son lieu de vie et de pouvoir.

Dans ce cas, demandera-t-on, pourquoi ne pas faire preuve de la même rigidité avec le Front Populaire, voire, comme Agnès Pannier-Runacher, le rejoindre dans son refus du contact physique avec le RN ? C'est qu'il existe deux peuples pour la noblesse de la République, l'un acceptable, et l'autre inacceptable. Comme toute élite, elle considère noble ce qui lui est familier, et ignoble ce qui lui est étranger. L'idéologie de toute élite est avant tout une simple glorification de son mode de vie naturel, d'où ses multiples contradictions, déstabilisantes pour ceux qui prennent son discours au pied de la lettre, et pensent à tort la mettre en difficulté en les pointant ; le bobo écolo qui va travailler en vélo et prend l'avion pour partir loin en vacances ne souffre pas de la contradiction puisque les deux éléments soulignent sa supériorité sociale : il peut aller travailler en vélo parce qu'il a les moyens de vivre intra muros, et il peut prendre l'avion pour se rendre dans les îles. L'idéologie écologiste lui permet surtout de condamner le Français périphérique qui doit utiliser sa voiture pour aller travailler, c'est-à-dire a un mode de vie ignoble au sens premier du terme. La question des émissions de CO2 n'est qu'un vernis moral sur un mépris social.

Ainsi, pour la noblesse de la République, le peuple acceptable est celui qu'elle fréquente usuellement et qui fait partie de son mode de vie : le prolétariat immigré ou d'origine immigrée qui lui sert de domesticité et sans lequel elle «serait dans la m… pour faire son ménage» (selon le mot de Dupond-Moretti à Zemmour). Elle n'est pas gênée par le «peuple de gauche», elle y est habituée : ce sont ses femmes de ménage, ses nounous issues de l'immigration, mais aussi les enseignants de ses enfants, les intermittents qui jouent dans les spectacles qu'elle va voir. Elle ne les considère certainement pas comme ses égaux, mais est accoutumée à leur présence, qui fait partie de son mode de vie ; leur présence familière est même un miroir de la supériorité morale nobiliaire : elle permet de se convaincre que l'on a une conscience sociale, de prétendre qu'on n'est pas déconnecté du peuple. Mais le Français de province, indépendant, le fils d'artisan, de commerçant ou d'ouvrier qui n'appartient à aucune domesticité bourgeoise de grande ville, lui est un corps à la fois radicalement étranger et d'une insolente autonomie puisque, ne lui étant pas subordonné dans son travail, il prétend encore à l'égalité civique.

À travers le «barrage républicain», la noblesse de la République a utilisé le Nouveau Front populaire comme sa domesticité, sa clientèle. Tous deux ont fait ensemble, aux trois derniers scrutins, leurs meilleurs résultats dans les métropoles. Il demeure que la noblesse entend rester le vrai maître et a vite renvoyé, passé l'élection, la domesticité dans ses quartiers. Mais elle a pu compter sur elle pour l'aider à maintenir les gueux du RN, impudemment sortis de leur périphérie, hors du Bureau de l'Assemblée.

Pour combien de temps ? Ce genre de crispation de classe est plutôt un comportement de fin de régime qu'un signe de bonne santé. La réaction nobiliaire, on s'en souviendra, n'a pas porté bonheur à l'aristocratie française : la roture ne trouvant plus chez elle le partenaire de son ascension opta par la suite pour son anéantissement.

Pour l'heure, la première conséquence de cette manœuvre au Bureau de l'Assemblée est que la noblesse de la République s'y retrouve minoritaire, la domesticité ayant profité du désordre pour s'y installer. Cela n'annonce pas un destin beaucoup plus favorable que celui de son ancêtre d'Ancien Régime.

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