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L’Azerbaïdjan a-t-il engagé une guerre hybride contre la France ?...

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné au site de la revue Éléments par Tigrane Yégavian et consacré à l'entreprise de guerre hybride menée par l'Azebaïdjan contre la France. Chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement, spécialiste de l’Arménie ainsi que des mondes turc et arabe, Tigrane Yégavian a récemment publié Géopolitique de l’Arménie (Bibliomonde, 2023).

 

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« L’Azerbaïdjan a engagé une guerre hybride contre la France »

Éléments : Le gouvernement et les médias français dénoncent les ingérences de l’Azerbaïdjan en Nouvelle -Calédonie. Via des usines à trolls, Bakou diffuserait de fausses nouvelles ayant aggravé le climat insurrectionnel local. Pourquoi Bakou voudrait-il affaiblir Paris ?

Tigrane Yégavian. Rien ne va plus entre Paris et Bakou depuis la guerre des 44 jours (automne 2020) et la disparition du Groupe de Minsk. Jusqu’à alors, la France, en sa qualité de co-présidente, était tenue à une neutralité absolue. Depuis novembre 2020, les relations franco-azerbaidjanaises se sont considérablement dégradées, à mesure que Paris a accru son soutien politique, diplomatique et bientôt militaire à Erevan. Paris justifie son soutien à la défense de l’Arménie en référence à l’occupation par l’Azerbaïdjan de près de 200 km² de territoires souverains de la République d’Arménie. Or, Bakou crie à l’hypocrisie car Paris n’a jamais dénoncé les quatre résolutions de l’ONU qu’elle avait votées en 1993 soutenant la souveraineté azerbaïdjanaise sur l’ensemble de l’oblast du Haut-Karabagh et des districts l’entourant.  L’évolution de la position française a suffi à susciter l’ire du régime des Aliyev qui, depuis, a engagé une guerre hybride contre la France.

Éléments : Quelles formes ce conflit prend-il ?

Tigrane Yégavian. Cette conflictualité d’un type nouveau s’exprime par la création de faux comptes sur les réseaux sociaux (X, Facebook, etc.) destinés à distiller des fake news contre la France notamment. L’objectif est clair, il s’agit déstabiliser Paris à la veille des Jeux olympiques.

Dès le 15 mai 2024, VIGINUM, le service technique et opérationnel de l’État français, chargé de la vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, a détecté la publication d’un premier visuel présentant, d’un côté, un homme armé d’une carabine à verrou en position de tir et, de l’autre, un manifestant kanak décédé. Sur ce montage photo, on lit en langue française ou anglaise : « La police française est meurtrière. Les meurtres des Algériens continuent… » Reprise à l’identique dans les publications servant de support au visuel, cette phrase s’accompagne de la suite de hashtags suivante : « #RecognizeNewCaledonia #EndFrenchColonialism #FrenchColonialism #BoycottParis2024 #Paris2024 ».

L’Azerbaïdjan a aussi été accusé, en décembre 2023, d’avoir envoyé des journalistes « connues pour leur proximité avec les services de renseignement azerbaïdjanais » pour suivre le déplacement en Nouvelle-Calédonie du ministre français des Armées, Sébastien Lecornu. Leur objectif : « Écrire des articles avec un angle anti-France », assure Europe 1, qui a révélé l’affaire.

Par ailleurs, en avril dernier, un mémorandum de coopération a été signé entre le Congrès de Nouvelle-Calédonie et l’Assemblée nationale de l’Azerbaïdjan, suscitant des protestations dans les rangs loyalistes calédoniens. Objectif du parlement de Bakou : sensibiliser la communauté internationale sur le droit du peuple de la Nouvelle-Calédonie à l’autodétermination.

Éléments : La Nouvelle-Calédonie ne semble pas être l’unique terrain de jeu ultramarin de Bakou. La députée (LIOT) de Mayotte Estelle Youssoufa accuse l’Azerbaïdjan d’exciter des sentiments antifrançais sur l’île et dans l’ensemble des outremers qui seraient notre « maillon faible ». Disposez-vous d’éléments étayant cette thèse ?

Tigrane Yégavian. Absolument. En juillet 2023, le Groupe d’initiative de Bakou (GIB) a été fondé en marge d’un sommet des pays non-alignés, dont l’Azerbaïdjan était le chef de file. Le GIB organise des conférences en ligne avec les séparatistes ultramarins, couvrant les frais des déplacements de leurs représentants qui font le voyage à Bakou. En novembre dernier, à la réunion du GIB, le président Ilham Aliev en personne avait prononcé un discours aux forts accents anticoloniaux lors duquel il a fait référence plus de 20 fois à la France. Il accueille même depuis octobre un groupe de soutien au peuple corse, qui a publié, début février, un communiqué pour dénoncer « la dictature macroniste ». Il faut dire que les militants ultramarins ne sont pas très regardants sur la nature du régime qui leur accorde son soutien. Par le passé, les Kanaks ont été aidés par la Libye du colonel Kadhafi. Tout appui est bon à prendre tant que ça peut donner un levier au niveau des forums multilatéraux. En cela, ces militants qui empochent les subsides de Bakou sont les idiots utiles de la dictature azerbaïdjanaise.

Éléments : Certes, le régime d’Aliyev est une dictature. Mais au sein du fameux « Sud global », les standards occidentaux ne valent pas tripette. Tout à la fois allié de la Turquie, d’Israël et de la Russie, Bakou mène une stratégie diplomatiques tous azimuts. Y a-t-il une cohérence derrière son réseau d’alliances ?

Tigrane Yégavian. L’Azerbaïdjan pratique une politique étrangère de multi-alignement semblable à celle de l’Inde dans la mesure où ce pays n’appartient à aucune alliance régionale tout en engrangeant des bénéfices colossaux. En sa qualité de partenaire géostratégique d’Ankara, Bakou est de fait une annexe de l’Otan. Ce qui ne l’empêche pas de se procurer les bonnes grâces de la Russie de Poutine avec qui Aliyev a scellé un partenariat stratégique à la veille de l’invasion de l’Ukraine. Ainsi, l’Azerbaïdjan est devenu une voie majeure de contournement des sanctions internationales contre la Russie dans la mesure où le pétrole et le gaz azerbaidjanais que l’Europe achète au prix fort est en réalité en grande partie… d’origine russe. Enfin, l’Azerbaïdjan sert de proxy à Israël contre l’Iran ce qui explique la tension avec Téhéran et la poursuite des livraisons d’armements à haute valeur ajoutée par les Israéliens à leurs partenaires azerbaidjanais en échange de pétrole – Bakou fournit environ un tiers de la consommation israélienne…

Éléments : Le grand producteur d’hydrocarbures qu’est l’Azerbaïdjan tient-il l’Europe par ses besoins énergétiques ?

Tigrane Yégavian. Non. On estime à moins de 4 % la consommation européenne des hydrocarbures azerbaidjanaises, ce qui est sensiblement moins que l’Algérie et la Norvège. Bizarrement, l’Union européenne a la naïveté de croire que les Azerbaidjanais sont disposés à rejoindre l’axe euro-atlantique via la Turquie et à se débarrasser de la présence russe dans leur arrière-cour caucasienne. C’est un mauvais calcul qui sous-estime la proximité des liens qui unissent la famille Aliyev aux arcanes du Kremlin depuis la fin des années 1960. Il faut croire que la diplomatie du caviar demeure une force de frappe redoutable pour acheter de l’influence. Sinon, comment expliquer l’alignement de l’Unesco à Bakou alors que l’on attend l’envoi d’une mission chargée d’enquêter sur l’état du patrimoine plurimillénaire arménien grandement menacé, si ce n’est déjà partiellement détruit ? Et comment expliquer que l’Azerbaïdjan, un des pays les plus pollueurs de l’Eurasie accueille, toute honte bue, la COP 29 en novembre prochain ?

Éléments : En fin de compte, trois ans et demi après sa victoire dans le Haut-Karabakh, quels sont les objectifs militaires et politiques de Bakou ?

Tigrane Yégavian. Après avoir procédé au nettoyage ethnique du Haut-Karabagh en septembre dernier, l’Azerbaïdjan poursuit une guerre de basse intensité contre l’Arménie. Bakou pratique la stratégie du salami en grignotant des portions de territoires arméniens souverains, 250 km² du territoire national étant à ce jour sous occupation azerbaidjanaise. Ainsi, le projet de Bakou vise-t-il à conclure une paix d’humiliation à l’Arménie en la forçant à céder sur plusieurs points :

• Un corridor extraterritorial dans le sud ultrastratégique pour avoir une liaison terrestre avec la Turquie via l’exclave du Nakhitchevan ;

• De nouvelles concessions territoriales dans le sud et l’est du pays ;

• Le renoncement définitif à toute autonomie pour les Arméniens du Haut-Karabagh.

Bref, à long terme, l’Azerbaïdjan tente de dévitaliser l’Arménie pour le pousser à ne plus être un Etat-nation viable, sur le plan démographique, économique et régalien.

Alors que Bakou et Erevan ont amorcé un processus de délimitation du millier de kilomètres de frontière commune, se développe un mouvement de contestation populaire amorcé par le primat du diocèse de la région du Tavush où des positions et des villages stratégiques doivent être cédés à l’Azerbaïdjan. De son côté, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian, qui s’est considérablement rapproché des Occidentaux, crie à la manipulation par la Russie et les partisans de l’ancien régime honni.

Tigrane Yégavian, propos recueillis par (Site de la revue Éléments, 21 mai 2024)

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