Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Chesnel cueilli sur Geopragma et consacré au jeu de la Chine dans le chaos mondial. Ancien ambassadeur et agrégé d'histoire, Gérard Chesnel est membre fondateur de Geopragma.
Crise mondiale : une aubaine pour la Chine
Les relations internationales connaissent, depuis plusieurs années, un grand chambardement, qui s’est accentué depuis la crise de l’Ukraine et, tout récemment, la question palestinienne. Les changements en profondeur des équilibres traditionnels, s’ils inquiètent à juste titre les pays occidentaux, sont au contraire, pour la Chine et quelques grands pays du Sud, porteurs de promesses.
Un exemple parmi beaucoup d’autres : fin 2020, les accords d’Abraham ont permis, sous l’égide des Etats-Unis, une normalisation des relations entre Israël et plusieurs pays arabes, Bahrein, les Emirats Arabes Unis, le Maroc ainsi, un peu plus tard, que le Soudan. Ce fut le plus grand succès diplomatique de Donald Trump. A peine trois ans plus tard, en juillet 2023, c’est sous l’œil bienveillant de Xi Jinping que l’Arabie Saoudite et l’Iran signent, à Pékin, un accord qui entérine leur rapprochement. Washington n’est pas dans le jeu. On peut épiloguer sur les raisons qui ont entraîné cette attitude de Riyad. L’une d’entre elles est sans nul doute le besoin de consolider ses relations avec les pays de la région à l’heure où les difficultés s’accumulent avec Washington (notamment sur les Droits de l’Homme).
Petit à petit, la Chine, avec la lenteur et la prudence qui caractérisent sa diplomatie, prend des parts de marché aux Etats-Unis. Et, sous ses encouragements, et souvent à son initiative, le Sud s’organise. En 2001 Pékin crée l’Organisation de Coopération de Shanghai, qui réunit six pays (Chine, Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan et Ouzbékistan) auxquels vont bientôt s’ajouter l’Inde et le Pakistan en 2016 puis l’Iran en 2021. L’Afghanistan, la Biélorussie et la Mongolie sont observateurs. On peut voir dans l’OCS un galop d’essai du projet tentaculaire des nouvelles routes de la soie (BRI ou Belt and Road Initiative).
Et l’on n’en reste pas à l’Asie. Le 15è sommet des BRICS, à Johannesburg en août dernier, a entériné l’élargissement de l’organisation, à partir du 1er janvier 2024, à six nouveaux pays (Iran, Ethiopie, Egypte, Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis et Argentine).
La Chine tire derrière elle la Russie, mal aimée des pays occidentaux. Celle-ci fait partie de toutes les organisations susnommées, BRICS, OCS, BRI. La troisième session de bilan des nouvelles Routes de la Soie, le 17 octobre, à Pékin, a permis une mise en scène très réussie sur le plan médiatique, où Xi Jinping trône aux côtés de son hôte d’honneur, Vladimir Poutine (qui, quelques jours plus tôt, était annoncé comme mourant par une certaine presse occidentale). Mais à l’inverse de la rencontre entre Staline et Mao, à Moscou en décembre 1949, cette fois-ci le grand frère, c’est la Chine. Ce renforcement de l’amitié sino-russe est une mauvaise nouvelle pour l’Europe qui n’a pas su l’éviter, et a préféré se rallier sans discernement à la politique américaine de sanctions. Au total, il est remarquable que bon nombre de pays du Sud (32 exactement) se soient abstenus lorsqu’il s’est agi de condamner l’invasion russe de l’Ukraine.
Certes, il existe aussi des problèmes dans les pays du « Sud ». On fait grand cas, à l’Ouest, de la disparition de plusieurs dirigeants chinois, dont le ministre des Affaires Etrangères nouvellement nommé. Comme si les difficultés que pourrait connaître la Chine devaient nous dispenser d’avoir une politique étrangère clairement définie.
Mais il faut raison garder : le grand basculement n’est pas pour demain, même s’il a déjà commencé. Les pays africains qui se sont « libérés » de la présence française, avec l’aide de la Russie, n’ont pas encore réussi à installer de régimes stables, dans ce continent où les coups d’Etat sont si fréquents. Et nous ne devons pas les passer par pertes et profits. Notre coopération doit pouvoir reprendre si les conditions le permettent et il faut se tenir prêts. En Amérique du Sud, Lula a repris le pouvoir mais ses opposants, Bolsonaro en tête, n’ont pas baissé les bras.
L’Europe a certes elle aussi son lot de problèmes qui peuvent hypothéquer l’avenir. La Hongrie se distingue particulièrement par ses réticences à suivre les règles européennes qui ne lui conviennent pas. Il en est de même de la Pologne qui n’a pas voulu se soumettre aux diktats de Bruxelles sur son système judiciaire. Et le nouveau gouvernement slovaque prend ses distances vis-à-vis de la politique européenne à l’égard de l’Ukraine. Mais l’Union Européenne parvient encore à maintenir une certaine cohésion, s’agissant de politique étrangère.
Quid de l’OTAN ? La Suède n’y est toujours pas admise, face aux objections de la Turquie. Celle-ci joue d’ailleurs un rôle particulièrement ambigu : deuxième puissance militaire de l’Alliance, elle parvient à maintenir un dialogue constructif avec la Russie, notamment sur la question des exportations de blé et du contrôle de la mer Noire. Discrète, comme la Chine, sur la question palestinienne, elle semble attendre son heure pour jouer un rôle accru dans les conflits régionaux (sans oublier les problèmes du Karabagh et du Nakhitchevan).
De tout cela, la Chine n’a que des bénéfices à tirer. Installée depuis toujours dans le temps long, elle pousse tranquillement ses pions sur le grand échiquier mondial, convaincue que l’avenir lui sera favorable.
Gérard Chesnel (Geopragma, 19 novembre 2023)