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«L'intersectionnalité est une revendication militante qui n'a aucune réalité scientifique»...

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean Szlamowicz à Figaro Vox pour évoquer les concepts qui ont été imposés dans le débat public par les militants de la gauche woke. Normalien, agrégé d'anglais et traducteur, Jean Szlamowicz vient de publier Les moutons de la pensée - Nouveaux conformismes idéologiques (éditons du Cerf, 2022).

 

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Jean Szlamowicz : «L'intersectionnalité est une revendication militante qui n'a aucune réalité scientifique»

LE FIGARO.- Votre livre s'en prend aux «concepts» que notre époque a fait émerger : intersectionnalité, patriarcat, blanchité, décolonialisme… Que dire sur ce sujet qui n'a pas encore été dit ?

Jean SZLAMOWICZ.- En effet, des critiques fort aiguisées ont été formulées, par Pierre-André Taguieff, Nathalie Heinich, Shmuel Trigano, François Rastier… Il manquait une approche linguistique s'intéressant à la cohérence de ces discours et à l'imposture que ces concepts constituent. C'est capital pour pouvoir accéder aux débats car ce nouveau vocabulaire s'est imposé de manière frauduleuse, dans la recherche comme dans les médias. Beaucoup de gens se trouvent désorientés par ces mots obscurs, prétentieux, autoritaires : cette rhétorique crée une insécurité linguistique et intellectuelle agressive car elle prétend devoir être adoptée par chacun. Contre ce forçage idéologique, j'ai voulu proposer un guide des égarés permettant de s'orienter dans ce magma moralisateur…

Loin de n'être que des concepts descriptifs, ces termes comportent tous une part de négativité, dites-vous. Que révèle l'utilisation massive du registre de la psychologie ? En quoi est-ce révélateur, selon vous, d'un problème de méthodologie ?

Oui, en vérité, ces notions ne sont pas de vrais concepts relevant des sciences sociales : l'intersectionnalité ou le néo-féminisme ne sont pas des sciences, mais des revendications militantes. La démarche de ces discours ne consiste donc pas à produire des savoirs mais à légitimer leurs postures, souvent avec mauvaise foi et avec des biais de sélection. Quand on parle de «blanchité» ou de «décolonialisme», on utilise des termes qui paraissent savants mais qui ne font que diaboliser leur objet sur le plan moral. Cela n'a aucune valeur descriptive, ce sont des formules accusatoires. L'emploi de termes construits sur le suffixe –phobie est révélateur d'un procédé de pathologisation : «islamophobie», «glottophobie», «transphobie» permettent de discréditer radicalement celui que l'on accuse. La manipulation réside dans le fait de l'appliquer comme bouclier face à la moindre critique.

Ce ne sont pas des concepts qui décrivent le social, mais des mots pseudo-savants qui servent d'injure idéologique afin de bloquer toute critique envers les théories du genre ou l'islam politique. Quant à la déconstruction des «imaginaires» et des «représentations», elle se situe dans le plus grand flou méthodologique : on ne sait pas comment cette critique aurait accès à des choses immatérielles, subjectives et qui ne sont, du reste, jamais définies précisément. D'ailleurs, «critique» ou «déconstruction» sont souvent revendiquées dans un sens noble, alors qu'il ne s'agit la plupart du temps que de pure péjoration, sans horizon véritablement solide intellectuellement.

Deux grands principes illustrent ces nouveaux concepts: un scepticisme radical sur la possibilité même d'une connaissance objective (tout est construction sociale, y compris le savoir), et le principe selon lequel la société est structurée par des systèmes de pouvoir (le patriarcat, le privilège blanc, etc.). Peut-on parler de «complot sans comploteurs ?»

Cette idéologie de la déconstruction, du genre ou du décolonialisme découvre la lune : les sociétés sont régies par des normes ! Mais il n'est pas de collectivité humaine qui ne partage des valeurs, des comportements, des croyances dont l'existence est structurante pour le groupe. C'est la définition même du social — et de ce point de vue, toutes les sociétés tendent à être conservatrices, ce qui ne les empêche pas d'évoluer. Mais au lieu de s'inscrire dans une critique progressiste, l'idéologie postmoderniste voit dans tout phénomène social la main invisible des «dominants». On invente ainsi une «masculinisation» de la langue, comme si la langue avait été «créée» ! On imagine alors des hommes, réunis dans un secret manipulateur pour inventer des formes grammaticales humiliantes pour les femmes, comme «il fait froid» ou le pronom impersonnel, similaire au pronom masculin, verrait le triomphe d'un virilisme linguistique. D'autres imaginent que «le patriarcat» est responsable d'avoir retardé l'émergence des roulettes sur les valises. Ou que les Grecs étaient des Noirs qu'on a effacés de l'histoire. Ou que les mathématiques sont un instrument du suprémacisme blanc. «Masculinisation», «invisibilisation», «racisme systémique»… C'est une lecture mythifiante de l'histoire, l'invention d'une martyrologie raciale et sexuelle. C'est pour cela que je parle de «mythéologie» pour décrire ces arguments et ces récits mythifiés qui ont pour vocation de promouvoir des idéologies.

Comment une partie de la recherche universitaire a-t-elle, selon vous, basculé dans une sorte de délire paranoïaque ?

Le troupeau des directeurs de conscience, persuadés que leurs petits diplômes les élèvent à une dignité morale supérieure à celle du peuple, s'est mis à théoriser le politique à partir de la fiction. En prenant les récits pour le réel, en se gargarisant de mots, la prétention universitaire a fait ce qu'elle a toujours su faire : donner des leçons de morale. L'effondrement du niveau général aboutit aujourd'hui à avoir des chercheurs et des enseignants à la formation lamentable. Quand on ne fait de la recherche que sur les séries télé, le porno et Pif le chien, on ne risque pas d'avoir un niveau théorique très élevé. On compense en jargonnant, en toute inconséquence, et on parle de «représentations», ce qui évite de recueillir de vraies données. C'est le triomphe des «studies : cultural studies, porn studies, gender studies, video game studies»… Ce ne sont pas des disciplines dotées de principes méthodologiques, mais du bavardage. C'est davantage accessible pour un public étudiant qui n'est plus en mesure de comprendre — encore moins de produire — de la vraie recherche exigeante.

Comme l'intersectionnalité est désormais le courant dominant, pour faire carrière, il vaut mieux adopter ce discours et cette posture plutôt que de s'intéresser à des sujets trop complexes ou qui ne se plient pas à cette orthodoxie. Il y a une demande sociale pour ce militantisme de la bonne conscience : n'oubliez pas que l'idéologie, c'est aussi un marché. De fait, le développement d'une surveillance idéologique dans l'université est devenu très préoccupant — on trouve maintenant des «référents déontologues», autant dire des commissaires politiques !

Selon vous, cette prétendue révolution culturelle ne vise rien de moins que l'éradication de la culture commune. N'est-ce pas exagéré ?

Le révisionnisme de la «cancellisation généralisée» touche désormais tous les sujets patrimoniaux : littérature, histoire, musique… De la sexualité à l'urbanisme, tout doit être dégenré et décolonisé ! De Ronsard à Keats ou Eschyle, l'ensemble de la culture occidentale subit une lecture raciale ou sexuelle simpliste de pure réprobation. Fait notable, seul l'Occident serait sexiste et raciste. Ce manichéisme moral porte la trace de décennies de militantisme marxiste d'origine soviétique, relayé aujourd'hui par l'islamisme, nécessairement anti-occidental et antisémite. La partialité de cette militance oublie, bien sûr, de signaler que l'égalitarisme et l'antiracisme font partie de notre consensus national, ce qui n'est pas le cas ailleurs, par exemple dans les théocraties islamiques qui sont, curieusement, épargnées par ces discours. Pour d'autres raisons, cette idéologie est aussi véhiculée par l'UE dans une quête éperdue d'arasement culturel.

La base sociale que constituent les élites est très à l'aise avec ces discours intersectionnels qui favorisent le clientélisme car cela converge avec une vision du social comme marché, constitué de niches qui sont autant de cibles. Les forces qui alimentent cette idéologie sont d'origines multiples mais elles aboutissent au développement d'un communautarisme égocentré, religieux, sexuel, ethnique… On ne parle plus qu'en termes de quotas et de représentation sociale pour obtenir des postes et des carrières. L'idéologie est un bain d'idées dans lequel les acteurs sociaux sont plongés. Il faut bien avoir conscience qu'on est en train de changer l'eau du bain — mais attention, la nouvelle eau risque bien d'être toxique !

Ne pensez-vous pas tomber dans l'écueil d'une hystérisation du débat et surévaluer l'ampleur réelle de la menace dite «woke» ?

J'aimerais bien, mais l'action politique, notamment par le biais de l'Union européenne, finance ce courant idéologique de manière massive. Ce courant idéologique est largement institutionnalisé et l'entrisme s'est désormais constitué en pouvoir. Certes, la politique du «en même temps» est faite pour rassurer mais on ne peut pas à la fois faire une loi contre le séparatisme et dire qu'il n'y a pas de culture française ; prétendre à l'excellence internationale et faire reculer les savoirs fondamentaux ; parler de souveraineté et obéir aux cadres européens. Là où je suis très optimiste, c'est que la nullité intellectuelle du «wokisme» la condamne à s'auto-anéantir. On ne peut pas fonder des savoirs sur la mauvaise foi et le parti pris. On ne peut pas déconstruire sans jamais rien construire.

Jean Szlamowicz, propos recueillis par Ronan Planchon (Figaro Vox, 31 mars 2021)

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