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La démocratie ne souffre pas d’un trop-plein de débats, mais de leur rareté...

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Olivier Babeau, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la réduction progressive de la liberté d'expression. Agrégé d'économie, Olivier Babeau est professeur à l'université de Bordeaux.

 

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Olivier Babeau: «La démocratie ne souffre pas d’un trop-plein de débats, mais de leur rareté»

J’avais appris dans mon enfance à considérer la liberté d’expression comme une évidence. Les cours d’histoire nous faisaient découvrir avec stupeur, et non sans quelques frissons, les bûchers du Moyen Âge, le procès de Galilée, les purges totalitaires. Des milliers d’années où avaient dominé, sous une forme ou une autre, des systèmes par lesquels les propositions déviantes étaient interdites, souvent éliminées en même temps que ceux qui avaient osé les formuler. On nous apprenait combien il était formidable de vivre à une époque où plus personne ne pouvait imposer le silence au nom de ses croyances et imposer par la violence son interprétation de la vérité. Une époque où l’on respectait toutes les opinions, pourvu qu’elles acceptent de respecter les autres, et où il n’était pas nécessaire d’être d’accord sur tout pour daigner se parler.

Nos enfants n’auront pas la même chance. La liberté d’expression, comme la démocratie qui en dépend, risque de n’avoir été qu’une parenthèse bien courte. Le mécanisme est le même depuis des millénaires. Un groupe minoritaire développe une idéologie qu’il parvient à imposer au reste de la société. Cette idéologie définit précisément ce qui peut être dit et ce qui doit être tu. Dans un premier temps elle profite de la tolérance générale pour s’exprimer, dans un second elle disqualifie tout discours déviant, affirmant peu à peu une prétention à détenir le monopole de la vérité. Elle a son clergé, son vocabulaire, ses tabous, ses tribunaux et ses potences.

Dans Coming apart, le politologue Charles Murray décrit la nouvelle forme de ségrégation sociale qui isole les élites politiques, économiques et intellectuelles aux États-Unis et leur permet de développer une bulle sociale où l’idéologie du puritanisme progressiste est hégémonique. Tous issus des mêmes universités et lieux de formation, ce groupe de milliardaires a les moyens d’étendre son emprise grâce aux entreprises qu’ils contrôlent. Il s’agit aujourd’hui de la plus puissante force de diffusion de la bien-pensance contemporaine. Outre-Atlantique, ce courant fait d’incroyables progrès. Il faut visionner les vidéos sur les dérives de l’Evergreen State College pour comprendre comment le progressisme, dans sa version la plus extrême, impose physiquement le silence à tous ceux qui osent questionner l’orthodoxie ou même ne professent pas le catéchisme du moment avec assez de zèle. Tout est fait pour réduire la moindre interaction sociale au schéma obsessionnel du rapport entre oppresseurs et victimes, chacun appartenant à l’un ou l’autre camp en fonction de sa race, de ses préférences sexuelles ou de son sexe. Les universités devraient être ce lieu surplombant de la société où sont montrées avec courage les ambiguïtés du réel, elles se transforment en camps de rééducation idéologique. Elles devraient être les temples de la rationalité et de la confrontation scientifique, elles deviennent les gardiennes d’un projet politique.

Les bulles cognitives créées par les réseaux sociaux aidant, toute la société est contaminée. Nous devenons hypersensibles aux divergences d’opinions désormais perçues comme des violences. Elles sont ainsi de moins en moins supportables. John Cleese, le mémorable acteur du groupe des Monthy Python, témoignait en 2016 de son exaspération face à la chape du politiquement correct qui étouffe l’humour. Tout se passe, souligne-t-il, comme si la société voulait nous protéger de toute émotion inconfortable. Il rapporte la phrase d’un psychiatre londonien qui lui a livré une explication éclairante de ce besoin nouveau: «si les gens ne peuvent pas contrôler leurs propres émotions, alors ils doivent essayer de commencer à contrôler le comportement des autres.»

Nous riions hier des «enfers» des bibliothèques, ces lieux où l’on cachait les ouvrages interdits. Ils ont été rouverts. Tous les livres ne sont plus bons à lire. Plusieurs écoles de Barcelone ont supprimé 200 livres de leur collection, soit un tiers de leur catalogue, dont La Belle au bois dormant et Le Petit Chaperon Rouge, jugés «stéréotypants et sexistes».

La machine à purger les discours tourne à plein. La loi sur les «contenus haineux» votée en France servira de prétexte commode pour interdire toute remise en question des vérités ayant reçu le tampon du camp du Bien. Au nom du respect des opinions, on veut en interdire l’expression. Le puritanisme progressiste ne gagne pas parce qu’il est fort, mais parce qu’il a pour lui la foule immense des gens lâches qui croient éviter la guerre au prix de la honte. Comme pour Munich autrefois, ils auront l’une et l’autre.

Il y a quelques jours, l’universitaire James Flynn, auteur de l’effet qui porte son nom concernant la hausse du QI dans les sociétés développées, annonçait que son éditeur, Emerald Publishing, venait de lui refuser le manuscrit attendu. Le sujet? La liberté d’expression… L’éditeur explique en substance que le texte traite des sujets sensibles de race, de religion ou de genre, et qu’ainsi «les risques de complications judiciaires sont trop grands». Steven Pinker, le grand penseur contemporain qui insiste sur l’urgence de célébrer et retrouver les Lumières, s’est indigné du refus de publication. Pour ne heurter personne, on tait et on fait taire.

Si le recul de la liberté d’expression est si dramatique, c’est parce qu’il affaiblit directement le débat politique. L’éthique de la discussion a cédé la place à une éthique de l’anathème, consistant à décerner aux uns des brevets de vertu, aux autres des stigmates d’indignité. On ne doit plus discuter avec untel ou parler de tel sujet. Les groupes politiques se juxtaposent, passant plus de temps à attribuer des étiquettes qu’à parler réellement des faits et des idées.

Notre démocratie ne souffre pas d’un trop-plein de débats, mais de leur rareté. Comment peut-on espérer se comprendre si l’on refuse même de se parler? Comment dissiper l’erreur, si on se prive du seul moyen de la contredire? Au lieu de suivre le mouvement général des pays qui font progresser la censure, aussi généreuses en apparence que soient les justifications, nous devrions réaffirmer la liberté d’expression comme l’une de nos valeurs non négociables.

Olivier Babeau (Figaro Vox, 1er octobre 2019)

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