Nous reproduisons ci-dessous un billet d'Eric Werner, cueilli dans le n°96 d'Antipresse, lettre d'information gratuite de Slobodan Despot, disponible par abonnement et financée par les dons de ses lecteurs.
Penseur subtil et profond, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais marquants comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015) L'après-démocratie (L'Age d'Homme, 2001), Douze voyants (Xénia, 2010), De l'extermination (Xénia, 2013) ou Le temps d'Antigone (Xénia, 2015) et de recueils de courtes chroniques comme Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) et Le début de la fin et autres causeries crépusculaires (Xénia, 2012). Il vient de publier dernièrement Un air de guerre (Xénia, 2017).
On peut également suivre les chroniques de l'auteur sur L'avant-blog - Chronique de la modernité tardive.
Éloge de Cassandre
Ou trois bonnes raisons de parler dans le vide, envers et contre tout!
On s’interroge souvent sur l’utilité des conseils. Alfred de Vigny disait: «L’expérience seule et le raisonnement qui sort de nos propres réflexions peuvent nous instruire» [1]. Les conseils aussi bien écrits que parlés ne servent donc à rien. Seule l’expérience nous instruit, articulée à la réflexion personnelle.
C’est le problème de Cassandre, mais pas seulement de Cassandre: de tous ceux, plus généralement encore, s’employant à dire la réalité. Ils la disent donc, mais personne ne les entend, ni seulement même, bien souvent, les écoute. Ils parlent donc dans le vide. Parfois aussi ils sont victimes de pogroms, de dénonciations publiques (dans les médias officiels, les réseaux sociaux, etc.).
A quoi bon, dès lors, parler, écrire, enseigner? Autant se taire, rester à l’écart. Les gens ne veulent pas nous entendre? Très bien, qu’ils fassent eux-mêmes leurs expériences. Elles risquent d’être douloureuses, mais après tout c’est leur choix. En temps voulu, on pensera à leur tendre un kleenex: les larmes, cela se sèche. Plus du Merfen en grande quantité pour désinfecter les plaies. La meilleure école de vie, c’est encore la réalité.
Car l’homme est ainsi fait qu’il vit au jour le jour. C’est ce que relevait déjà Platon. Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. Les nuages ont beau s’accumuler à l’horizon, les gens préfèrent regarder ailleurs, penser à autre chose. Ils parlent de la parité hommes-femmes, du prochain remaniement ministériel, etc. Les avertissements ne leur font pourtant pas défaut: attention, vous courez à l’abîme. Des livres se publient: sur le changement climatique, l’immigration, l’islam, la mondialisation, etc. Oui, c’est intéressant. On en discute un moment. Il faut vraiment que l’orage éclate pour que les gens commencent à s’inquiéter. Et même. Ce n’est pas un orage, juste une légère brise. Attendons que cela se calme. Etc.
Alors que faire?
A mon avis, continuer quand même. Et cela pour au moins trois raisons. D’abord parce qu’on se le doit à soi-même. «Fais ce que dois, advienne que pourra». C’est la formule kantienne, elle est directement ici applicable. Ensuite, parce que parler, écrire, publier, c’est toujours, malgré tout, semer des graines. La plupart du temps, les graines se perdent, elles ne prennent pas racine. Mais parfois aussi, quand même, elles prennent racine. C’est rare mais cela arrive. Les enseignants le savent bien. On ne sait jamais ce que devient une parole une fois qu’elle a été articulée. Elle peut très bien se perdre. Mais parfois aussi faire son chemin. En ce sens, on ne parle jamais pour rien. C’est une erreur que de le penser.
Enfin il y a une troisième raison, la plus importante peut-être. Elle est en rapport avec la vertu d’espérance. Il faut l’entendre au sens large. Peu de place, aujourd’hui, est laissée à la vertu d’espérance. On sait plus ou moins vers quoi l’on va. C’est un avenir assez sinistre. On voit mal, en plus, ce qu’on pourrait faire pour se mettre en travers. C’est un rouleau compresseur. Et donc on se dit: «Pesé, compté, divisé». Beaucoup de gens sont sur cette ligne. Eux ne fuient pas la réalité. Ils la regardent au contraire bien en face. Ils ne disent pas non plus: «Mangeons et buvons, car demain nous mourrons». En règle générale, ils mènent des vies dignes. Mais ils se disent aussi: à quoi bon? Pour quoi faire? Comme il n’y a plus rien à faire (parce que cela ne sert à rien), le mieux encore est de ne rien faire. De laisser les choses se faire. C’est ce qu’ils se disent.
Sauf qu’en adoptant une telle attitude on contribue à renforcer un peu plus encore le rouleau compresseur. On ne dira pas ici qu’il n’y a pas de rouleau compresseur. Le rouleau compresseur existe. En sous-estimer la force serait une erreur. Mais le défaitisme à son endroit n’est pas non plus la bonne attitude. On voit bien l’intérêt qu’ont les dirigeants à laisser croire le contraire. Toute leur communication, on le sait, tourne autour de ça. A les en croire, l’histoire est écrite d’avance. Elle est écrite d’avance, et donc, les choses se feront. Elles se feront de toute manière, que cela vous plaise ou non. Vous aurez beau faire, vous ne les empêcherez pas. Tel est le message. Or, bien évidemment, l’histoire n’est jamais écrite d’avance: ce sont les hommes qui font l’histoire (même s’ils ne savent pas toujours l’histoire qu’ils font).
Et surtout, il y a l’espérance. C’est quelque chose de très ancré en l’homme. L’homme est ainsi fait qu’il ne peut jamais complètement se dire: il n’y a pas d’issue, tout est verrouillé. Des situations sans issue, il en existe parfois. Effectivement, tout est verrouillé. C’est ce qu’on constate. Pour autant, il est contraire à l’être profond de l’homme de dire (et de se dire): il n’y a rien plus rien à faire. Il peut certes le dire (beaucoup le disent), mais s’il le dit, ce sera toujours en forçant quelque peu sa nature, en se faisant violence à lui-même. Même si, objectivement parlant, la situation est sans issue, réellement sans issue, l’homme, pour autant qu’il s’écoute lui-même, ne se lassera jamais de chercher quand même une issue. Donc, comme Cassandre, de parler, d’écrire et de publier. Il y a une dynamique, en l’homme, qui fait qu’il ne se résignera jamais à rien. A une vie d’esclave moins encore qu’à aucune autre.
Eric Werner ((Antipresse n°96, 1er octobre 2017)
Note
Dans Servitude et grandeur militaires.