Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jonathan Daudey, cueilli sur le site Philitt, dont il est l'animateur, et consacré à l'obsession de la transparence dans notre société post-moderne...
Homo Exhibus : l’obsession de la transparence
Les médias, la politique et la publicité ont un nouveau Dieu : la transparence, une injonction moderne qui se veut synonyme de vérité. Mais comment rester aveugle face à son action totalitaire ? Comment ne pas y voir un mensonge en filigrane, c’est-à-dire une dissimulation supplémentaire ?
Pour promouvoir dans une publicité son amour de la vérité, une compagnie d’assurances n’hésite pas à se mettre totalement nue, car « la transparence est notre priorité ». Le marketing nous en dit long ici : dans cette mise à nu (toutefois partielle, car sexes et seins sont dissimulés) le spectateur doit croire que la compagnie d’assurances n’a rien à cacher, qu’elle est dans le vrai. La transparence serait-elle alors le temple de la Vérité Révélée ou, plutôt, un piètre argument marketing, permettant de faire oublier les conditions de ventes qui défilent au bas du téléviseur ? La nudité, le nudisme médiatique est en train de s’emparer des écrans. Nous lui fermerions la porte, qu’elle reviendrait par la fenêtre. L’émission de télé-réalité « Adam & Eve » a apposé la pierre de touche de la société de la transparence : elle faisait se rencontrer des candidats célibataires entièrement nus. Le leitmotiv de l’émission partait du principe qu’une fois éliminée l’intimité des corps des personnes, la vérité de l’amour ne pouvait que jaillir de leurs échanges verbaux… La naïveté et la niaiserie du Bien réunies dans un même programme télévisé sous l’étendard de la transparence…
Dès 1997, Philippe Muray, dans son texte « L’envie du pénal » des Exorcismes Spirituels I, fustigeait clairement et distinctement le terme de transparence en écrivant : « Transparence! Le mot le plus dégoûtant en circulation de nos jours ! Mais voilà que ce mouvement d’outing commence à prendre de l’ampleur. » Mais de quel dégoût parle-t-il au juste ? Pourquoi la transparence est-elle à dénoncer, puisqu’elle serait le générateur du Vrai ? C’est justement à cet endroit que la transparence ou, plutôt, la transparence comme étendard doit être vomie définitivement. « Soyez transparent ! », s’exclame Homo Exhibus, tapit dans l’ombre de ses intentions, « Montrez-vous et le Bien régnera ainsi définitivement dans ce monde emplit de mensonge, de tromperie, de trahison », « Venez comme vous êtes ! », scande le maquereau mondial du Big Mac : ne vous cachez plus, ne vous formalisez plus. Quel beau message ! Retenez vos larmes ! La transparence vous invite à consommer le Vrai à pleines dents, la modernité dégoulinante de bonnes intentions. Cette volonté de démasquer, n’est-elle pas une mascarade, autrement dit un maquillage tellement évident qu’il devient invisible ? À chaque fois qu’a été mise en place une politique de la pureté, les dérives sont notoires. La transparence, c’est la foi en la conviction de la pureté : c’est un détournement pervers de l’attention. On donne à voir une chose pour occulter le reste, « impur ». Faut-il sacrifier la liberté individuelle sur l’autel du voyeurisme social et politique ?
Transparence contre pudeur
Dans La Terre et les rêveries de la volonté, Gaston Bachelard écrit : « nous sommes dans un siècle de l’image. Pour le bien comme pour le mal, nous subissons plus que jamais l’action de l’image ». Si l’image est pour lui la caractéristique des « temps modernes », il ne la perçoit que comme poursuite, prolongement de la littérature et de la poésie. Or, lorsqu’il écrit ce texte en 1948, Bachelard n’a pas conscience de cette dictature naissante de l’image et, a fortiori, de la transparence. Tout un lexique se développe autour de cette notion : le « parlé vrai », les « révélations », « le live », le « besoin de vérité » ou encore « en immersion » sont autant de termes représentatifs d’un désir de tout mettre à nu, termes journalistiques vides de sens. « Encore un siècle de journalisme et tous les mots pueront », assène Nietzsche dans un fragment posthume. Effectivement à force de mettre en transparence des mots, ils finissent par pourrir jusqu’au trognon à l’air libre… Le médiatique emporte avec lui tout ce qui faisait le suc de l’existence : l’invisible devient visible, le privé se meut en public. La transparence est la victoire de l’image sur la parole, du montré sur le non-dit. La Vérité entendue comme transparence est un « attentat à la pudeur », écrivait Nietzsche.
C’est la victoire du pornographique sur l’érotique. La dissimulation n’est plus fréquentable sans ce soupçon permanent qui l’accompagne. Dissimuler c’est érotiser la société, c’est-à-dire révéler le désir qui émane de la pudeur. La pudeur est morte, elle est devenue un gros mot : il se faut montrer, en montrer le plus possible pour être quelqu’un de bien. Le désir est maintenant provoqué par une transparence totale, la transparence pornographique, celle qui consiste à tout montrer, sans la délicatesse de la pudeur, réel synonyme de distinction et de goût du désir. À l’extrémisme de la nudité, à l’excès démesuré d’impudeur, la réponse est religieuse : la dissimulation intégrale, comme volonté de se protéger. Se protéger de la contrainte à la visibilité, c’est sauvegarder sa personne, son intimité.
Le politique contemporain veut utiliser la transparence afin de plonger dans le silence ceux qui oseraient se montrer contre lui. Faire transparaître pour faire disparaître, ou quand la cohérence intellectuelle brille par son absence. C’est la volonté affichée de montrer pour désacraliser, une sorte de nietzschéisme pour les pauvres, comme si tout ce qui avait, de près ou de loin, le goût du sacré était susceptible d’être « mauvais » – au sens moral du terme. La désacralisation à tout-va tient de la confusion entre l’intime et le tabou. Par définition, le tabou désigne une prohibition à caractère sacré, notamment dans les études ethnologiques, tandis que l’intime relève de qui n’est pas accessible à tous, plutôt de l’exclusivité à soi ou un autre particulier. La crise religieuse ou spirituelle que traverse l’Occident est symptomatique de cette tendance à autoriser, voire à contraindre à ce que l’interdiction de la chose interdite soit levée, autrement dit que le tabou soit dévoilé. Soyons clairs : que certains tabous n’en soient plus n’est en soi pas une chose dangereuse. Mais exterminer le tabou n’implique-t-il pas de violer l’intimité individuelle ?
L’inauthenticité de la transparence comme vérité
Pour Homo Exhibus, la vérité est dans les détails. Il se met à soupçonner tout ce qui bouge, à se montrer « attentif » au moindre petit geste, lapsus, terme abscons ou décision secrète. Il ne supporte pas que le secret soit secret, que l’opaque retienne la lumière. Homo Exhibus permet de démontrer que médias et conspirationnistes marchent tous deux main dans la main, les yeux dans les yeux : ils sont culs et chemises, mais se rejettent l’un l’autre. Les premiers se prenant pour une science, les seconds pour indépendants et donc plus à même d’être dans le vrai. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche exprime déjà cette dérive de la presse et son rapport au lecteur : « Si l’on considère comment tous les grands événements politiques, de nos jours encore, se glissent de façon furtive et voilée sur la scène, comment ils sont recouverts par des épisodes insignifiants à côté desquels ils paraissent mesquins, comment ils ne montrent leurs effets en profondeur et ne font trembler le sol que longtemps après s’être produits, quelle signification peut-on accorder à la presse, telle qu’elle est maintenant, avec ce souffle qu’elle prodigue quotidiennement à crier, à étourdir, à exciter, à effrayer? Est-elle plus qu’une fausse alerte permanente, qui détourne les oreilles et les sens dans la mauvaise direction ? ». Homo Exhibus se prend pour ce qu’il n’est pas – il fait le malin.
C’est ce que Nietzsche raille et dénonce dans le livre premier du Gai Savoir. Il décide de soupçonner le soupçon et son maître, le soupçonneux. Qui est donc ce « soupçonneux » ? C’est en réalité celui qui ne croit à rien, qui trouve tout suspect, qui « cligne les yeux » devant chaque parole : cet homme c’est celui « à qui on ne la fait pas ». Voici l’Homo Exhibus. Il cherche à exhiber ce qui semble être une mascarade, un mensonge d’État, un complot international. Nietzsche le rangerait dans la catégorie des nihilistes. Se prenant pour le juste, il ne croit à rien, sauf à sa capacité à dénicher le vrai derrière le caché. Il se pense lucide en ayant l’illusion de rendre le monde translucide. Car, pour lui, ne pas voir revient à une dissimulation et donc au mensonge pur et simple : une aberration logique absolue, car « la vérité ne signifie pas le contraire de l’erreur, mais la position de certaines erreurs relativement à d’autres » (Volonté de puissance, tome I). En effet, Nietzsche défend que l’apparence n’est rien d’autre que la réalité. Il n’y a que de la surface, la profondeur en arrière-fond des choses est une illusion de la raison, qui perdue devant la multiplicité des faits se cherchent des raisons, en réalité une foi. Ipso facto, la transparence se présente en tant que négation du réel.
La transparence, avant d’être un combat formidable pour la vérité est une technique de communication marketing. Auparavant, la dissimulation, le masque, le voilage de soi, de ses paroles étaient l’instinct de survie de l’homme, c’était son intelligence de séduction. Désormais, l’idéal de la transparence devient la nouvelle foi en la survie de soi. Pourquoi parler de « communication marketing » ? Car la transparence est hologramme : les choses se montrent comme-si, mais ne le sont pas intégralement. On affiche la transparence, d’une certaine manière, on se cache derrière la transparence, loin de la lutte naïve pour la vérité. Pendant que la transparence donne à voir une chose, le reste peut être occulté, peut passer inaperçu. Paradoxal ! Cette transparence apparaît comme étant un travestissement du réel, où tout dépend du filtrage, du zoom, du cadrage sur un même plan, une même scène. En effet, la transparence est un double-vitrage qui n’empêche ni de voir ni d’être vu, mais protège celui qui veut se montrer. C’est très justement le mode du détournement d’attention dont nous parlions quelques lignes plus haut : la transparence est donc une nouvelle forme de dissimulation.
Inlassablement, nous ne sortons jamais de la dissimulation. Il y a une double perspective d’appréhension de la transparence : naïve, qui croit sincèrement qu’on peut ouvrir les portes de la vérité et que la vérité se résume à une adéquation avec la réalité ; et dans le ressentiment, dans la mesure où cette quête sert à d’autres fins, par exemple son orgueil personnel. Qu’importe la rive sur laquelle nous nous trouvons, il faut noter que l’épanouissement de la vie se déploie justement dans l’art de la dissimulation et de l’apparence, de sorte que (sur)vivre est nécessairement une volonté de duper, de tromper, de séduire, d’amadouer pour accroître sa puissance et maintenir sa domination sur autrui. Il revient à Nietzsche de conclure cette partie, à partir de ses mots dans Humain trop humain II, « Le voyageur et son ombre » : « En tant qu’il est un moyen de conservation pour l’individu, l’intellect développe ses forces principales dans la dissimulation ; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus faibles, moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour l’existence avec des cornes ou avec la mâchoire aiguë d’une bête de proie. Chez l’homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l’illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d’importance, le lustre d’emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n’est plus inconcevable que l’avènement d’un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes. »
Voyeur recherche exhibitionniste (et réciproquement)
S’il existe bien un maître historique en la matière c’est Jean-Jacques Rousseau et ses Confessions. Il prend le parti original et exhibitionniste de se mettre à nu à l’écrit. Rousseau veut faire tomber le masque, pour que seul l’homme reste et que le héros s’évanouisse… Sauf que, comme le fait remarquer précisément Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, en voulant se montrer authentique, il nous dupe de la plus belle des manières en écrivant une autobiographie auto-autorisée. Dans le premier livre des Confessions, Rousseau écrit « Je me suis montré tel que je fus » : mensonge ! Il s’est montré tel qu’il veut avoir été, selon la croyance de soi-même et du roman de sa vie. Starobinski démontre que Rousseau dévoile le problème de l’autobiographie en tant que lieu de la transparence, puisqu’elle en constitue son obstacle majeur. Il se réinvente une existence, ne dévoilant au public que ce qui l’arrange de dévoiler. « Je devenais le personnage dont je lisais la vie », écrit-il sur son enfance. Il devait se regarder écrire aussi pour finir par y croire autant… Rousseau fait tomber le masque, pour dévoiler plus ou moins authentiquement, le héros existant dans « l’homme à nu ». Mais, il ne serait pas honnête, intellectuellement parlant, de tout mettre sur le dos de Rousseau, et plus largement sur les épaules d’Homo Exhibus. Le succès dévastateur de la transparence – dans les Confessions de Rousseau comme dans les différents médias et supports contemporains – vient de la demande des voyeurs et voyeuristes des sociétés modernes. Homo Contemplator n’est pas en reste.
La relation entretenue entre Homo Exhibus et Homo Contemplator relève de la réflexivité interdépendante. L’un comme l’autre n’a de raison d’être que parce que son autre existe. En économie, nous dirions qu’il y a un rapport de l’offre et de la demande. Avec les mots de Rousseau, Homo Exhibus fait tomber « les apparences qui condamnent » et qui l’empêchent d’offrir à Homo Contemplator ce qu’il réclame : il s’offre à lui. En voulant se montrer, Rousseau a répondu à une demande de mettre sa pudeur à nu, de connaître l’envers du décor (le croustillant) et que le privé se fasse public. Les émissions de télé-réalité vont dans ce sens du rapport offre/demande. La course après l’audimat fait partie de ces dérives de la télévision : la télévision donne au monde ce que le monde veut (rece)voir. Le sensationnel, le choc, l’inattendu, le spectaculaire, le choquant, l’agaçant, l’excitant, autrement dit une construction du réel à partir d’une volonté a priori de révélations. Or, l’endroit et l’envers du décor sont les deux côtés d’une même pièce de théâtre. Ce strip-tease de la société dénote un « déshabillement-agacement » pour reprendre les termes de Laurent de Sutter dans Strip-tease. L’art de l’agacement. En effet, il y a une sorte d’agacement et d’excitation à la vue de la mise en transparence des choses et des événements. Une courte remarque à propos des chaines télévisées d’informations en continu s’impose. En souhaitant délibérément se trouver « au cœur de l’info », la télévision prend la décision de tout mettre à nu, de ne rien cacher, de ne rien dissimuler, car, pour elle, c’est à cet endroit que se situe la vérité-vraie des faits. Nous regardons. Scandalisés de ce qu’on nous contraint à voir. Excités des révélations sur la vie privée des événements du monde. Complices du supplice. Exhibitionnistes et voyeurs sont les amants d’un même mariage dans lequel le cercle de leur alliance est vicieux.
Jonathan Daudey (Philitt, 22 septembre 2015)