Les éditions du Dehors viennent de rééditer Écologie, communauté et style de vie, un essai du philosophe norvégien et fondateur de l'écologie profonde Arne Næss. Un premier livre de cet auteur, Vers l'écologie profonde, avait été publié en 2009 aux éditions Wildproject.
En quête d'un raisonnement durable
Le Norvégien Arne Næss, né en 1912 et tout juste disparu (le 12 janvier dernier), a conceptualisé dès 1973 la « deep ecology ». Il aura pourtant fallu attendre jusqu’à ce jour pour que ses textes fondateurs soient traduits en français. L’enjeu n’est pas des moindres : il s’agit d’offrir à la crise écologique une réponse d’ordre culturel. En effet, Arne Næss oppose l’« écologie profonde » à une autre, jugée superficielle. Celle-ci s’exprime en un mouvement
contestataire, dont le moteur est la crainte des dangers pesant sur le confort des pays développés. Mais, pour être efficace, l’écologie ne peut se contenter de relever scientifiquement des « faits » : elle doit mettre à jour des valeurs afin d’orienter le progrès vers de nouveaux objectifs. Pour ce faire, les solutions techniques ne peuvent suffire, car les problèmes ne le sont pas. La démarche écologique doit donc être « profonde » en ceci qu’elle doit s’enraciner dans les fondements conceptuels de notre rapport au monde, qui renferment eux-mêmes des systèmes de valeurs. Arne Næss soutient ainsi que la manière dont nous percevons le monde est à l’origine de notre irrespect à l’encontre de la nature. Nos sociétés industrielles ont amélioré les conditions matérielles de la « vie bonne », sans examiner si celle-ci était effectivement vécue comme telle. Pour sortir de l’impasse, le philosophe norvégien reconduit les concepts écologiques aux valeurs qu’ils expriment. Ainsi, qu’est-ce que « l’environnement » ? Rien d’autre que l’immédiat dans lequel nous vivons, c’est-à-dire pas seulement la nature physique, mais aussi les relations et les mouvements. En ignorant le fait que ces interconnexions sont à l’origine de toute identité, nous finissons par nous détruire nous-mêmes.
De la même manière, qu’est-ce que la « diversité » ? Pour chacun d’entre nous, celle-ci se traduit en termes d’aptitude personnelle à une interaction créative avec l’environnement. Voilà pourquoi elle mérite, selon Næss, d’être valorisée. Ces considérations ouvrent de nouvelles perspectives
sur la « réalisation de soi ». Arne Næss désigne ainsi l’acte par lequel un individu s’affirme, en lien avec ce qui l’entoure. Cela suppose de penser l’unité d’une manière
qui englobe l’autre comme un élément de sa définition. L’autre n’est plus seulement une conscience étrangère me faisant face (comme chez les existentialistes), ni l’indice d’une division dans le psychisme humain (comme dans la psychanalyse) : l’autre désigne chaque élément, animé ou pas, valant comme un potentiel susceptible d’améliorer ou de détériorer notre appartenance à la vie. Là se trouve la « valeur intrinsèque » de la nature, qui s’oppose à son utilité proprement dite, en ce qu’elle procède d’un choix, et non d’un usage. Arne Næss introduit donc dans la pensée écologique un gigantesque renversement. Il n’aborde pas l’écologie comme un problème moral spécifique et prend les choses exactement à rebours : ce sont les lois écologiques (autrement dit les lois naturelles) qui doivent fournir les principes de la moralité humaine. Peut-être Arne Næss a-t-il surestimé l’impact de cette reformulation conceptuelle à grande échelle ? Mais, en posant les bases d’une véritable « écosophie », il nous indique ce qu’il nous reste à faire : inventer de nouvelles formes de coexistence au sein d’un univers entièrement repensé.Maxime Rovère (Le Magazine littéraire, mars 2009)