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Notre époque, un cul-de-sac civilisationnel...

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Vujic, cueilli dans Polémia et consacré à l'impasse civilisationnelle dans laquelle nous nous trouvons. Jure Vujic a publié en 2011 un essai intitulé Un ailleurs européen - Hestia sur les rivages de Brooklyn, aux éditions Avatar.

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Notre époque, un cul-de-sac civilisationnel

Et si nous vivions dans un cul-de-sac civilisationnel ?

La question quelque peu prémonitoire pourrait très bien être posée par Arthur Koestler, qui déjà dans Les Somnambules avait détecté les impasses d’une rationalité technoscientiste qui continue de jouer á l’apprenti sorcier au mépris de toutes règles morales et éthiques. Le cul-de-sac est prosaïquement apparenté à une voie sans issue, une impasse dans laquelle on ne peut ni avancer ni reculer. Oui, notre civilisation technicienne, matérialiste et americanocentrée prend l’allure d’un cul-du-sac généralisé, une impasse à la fois sociale, existentielle, culturelle, et spirituelle.

Le degré d’autonomisation et les dommages collatéraux d’une technoscience livrée à elle-même, d’une société oú règne l’anomie généralisée, d’une économie financialiste et virtuelle déconnectée de la réalité sociale et du monde du travail, d’une politique lilliputienne et poltrone inféodée aux intérêts de l’oligarchie financière, d’une culture mielleuse et narcissique révèlent ce manque de point d’ancrage structurant et articulant, cette absence de pivot téléologique vertébrant, qui permet l’envol et la projection dans le monde d’une civilisation qui n’est qu’après tout qu’une vision du monde singulière.

Ce cul-de-sac est précisément une impasse sur la possibilité d’une « présence au monde » spécifique, car il devient de plus en plus difficile de pratiquer l’« être-là » Heideggerien, confiné dans l’espace cathodique d’un cul-de-sac qui n’offre aucune ouverture. Si comme les soixante-huitards l’aiment à dire que « la société de jadis était bloquée », alors l’on pourrait surenchérir et dire que la société contemporaine, elle, est enkystée par excès de (non) sens. Mais plutôt que de parler de voie sans issue qui peut-être ouvre l’unique possibilité nihiliste de rentrer dans le mur, notre civilisation ressemble plus à un cul-de-sac sous forme de gyroscope, ce curieux appareil qui tourne sur lui-même, un axe qui regarde sa propre rotation, un axe qui n’a aucune vertu axiologique si ce n’est lui-même.

Ce cul-de-sac gyroscopal reproduit ad vitam aeternam un conformisme de pensée et de mouvement qui paralyse toute potentialité de synthèse-dépassement, de sublimation voire de transcendance. Plus cette machine civilisationnelle gyroscopale croît matériellement et techniquement, plus son degré de spiritualité décroît. Le cul-de-sac mental est cette impossibilité de penser « l’inédit » car l’impensable est déjà pensé et contenu dans l’hyper-événementiel alors que l’innommable se dissout dans l’inflation de signes. En effet, cette mégamachine ne peut se reproduire et perdurer, comme toute structure totalitaire, sans la complicité passive et le conformisme de ses composantes.

Le poète polonais Czeslaw Milozc parlait avec raison, dans son livre La Pensée captive, du règne de l’« homme gyroscopal », cet individu générique issu d’un cocktail de mimétisme généralisé, le prototype d’un personnage qui s’accommode de tous les régimes politiques, le type même d’opportuniste qui retourne sa veste à bon escient. Nombreuses sont les figures littéraires et philosophiques de ce type d’individu interchangeable très en vogue dans les démocraties parlementaires contemporaines : du Ketman de Czeslaw Milozs, l’homme caméléon, au « dernier homme » Nietzchéen, de l’équilibriste social du sociologue David Riesman et de l’homme du mensonge de Scott Peck jusqu'à la figure humoristique du Zelig de Woody Allen et à celle de l’opportuniste de Dutronc.

Ce n’est pas par hasard si l'effet gyroscopique est également observable dans un powerball et dans le jeu de yoyo. Car comment ne pas comparer les successives politiques néolibérales et monétaristes visant à assainir la crise financière au jeu sournois d’un yoyo, qui, pour guérir les maux de la dérégulation et de la libéralisation du marché, préconisent les mêmes remèdes empoisonnés monétaristes du consensus de Washington, de rigueur budgétaire, de hausse des impôts et de l’illusion déflationniste, qui servent les grandes fortunes. Tout le monde fait semblant de ne pas savoir, alors que tout le monde sait très bien, qu’il s’agit du bis repetita cynique d’un mensonge bien rodé. Personne n’est dupe mais tout le monde consent à la duperie. Il n’est point nécessaire que le yoyo néolibéral ne résolve rien :’il finira par revenir toujours à la case départ.

Et si la globalisation était l’axe même de ce gyroscope sociétal ?, qui par le levier de l’uniformisation et du consumérisme du marché n’en finit pas de démultiplier les culs-de-sac culturels, mentaux, linguistiques et ethniques, où l’histoire, les traditions, « l’excellence », la valeur et les différences sont réductibles à la forme capitale et à la consommation ostentatoire. En effet, que l’on parte du point A en Alaska ou à New Delhi jusqu’à l’extrême du point C en Australie en passant par le point B à Paris ou Moscou, on finit toujours par retrouver au bout de ce cul-de-sac occidentiste une seule et même boîte de conserve de Coca-cola, dans laquelle il ne nous reste plus qu’à shooter. Quoi de plus déprimant et claustrophobe que de demeurer dans une société où tout est jetable, recyclable et monnayable. Notre cul-de-sac est indéniablement cette impossibilité de se dépayser, de s’isoler dans le silence dans ce que Jean Raspail aimait à nommer ces « isolats », les quelques îlots de liberté et de résistance qui nous restent. Et peut-être de dire en toute liberté « mort aux vaches » et « merde aux cons », tout en sachant qu’il s’agit encore là d’une façon quelque peu misérable de réenchanter le monde…

Jure Georges Vujic (Polémia, 23 mars 2012)

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