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A droite, à gauche, mais de quoi ?...

Nous reproduisons ici un dialogue passionnant entre Régis Debray et l'avocat genevois Marc Bonnant, publié en septembre dernier par le quotidien suisse Le Temps.

 

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A droite, à gauche, mais de quoi?

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L’un est républicain de gauche, l’autre libéral de droite. L’intellectuel français et l’avocat genevois s’entendent pourtant fort bien quand il s’agit de débattre de Dieu, du déclin des civilisations, de l’amour de la littérature et des idéologies infantilisantes. Prétexte à cette rencontre, «Julien l’Apostat», pièce de Régis Debray mise en lecture à Carouge grâce à Marc Bonnant

Propos recueillis par Marie-Claude Martin et Alexandre Demidoff

 

C’était lundi soir au Théâtre des Amis, à Carouge. Sur scène, l’acteur Jean-François Balmer lit «Julien l’apostat», de Régis Debray, qui assiste au spectacle. Son héros? Julien, empereur qui règne en 337 sur la Gaule. Il veut rétablir le polythéisme grec, que Constantin avait interdit au profit du christianisme. Julien a fini assassiné par un chrétien. Son fantôme théâtral assène aujourd’hui des vérités désagréables. Les civilisations meurent faute de dessein collectif. Derrière ce spectacle, l’avocat genevois Marc Bonnant. C’est lui qui a fait le lien entre Régis Debray et les Amis. Par passion pour l’œuvre de l’essayiste français. Le Temps les a réunis dans l’étude du meilleur orateur romand. Autre théâtre, autres démons. Mais comment un républicain de gauche et un libéral de droite peuvent-ils si bien s’entendre et s’écouter?

 

Marc Bonnant: Dans le monothéisme, on se constitue par le rejet. C’est l’idée de Debray. Je trouve que la religion est une imposture féconde. Et à cet égard, elle mérite l’estime. Pourquoi féconde? Parce que sur un critère possible, elle dit ce qu’elle fait des hommes; sur l’existence de Dieu, il faut débattre d’abord du mot existence. Dieu est un problème trop compliqué. Du fait qu’il y ait une présence réelle de l’idée de Dieu dans des milliards d’âmes, dans la musique de Mozart, dans la peinture de Giotto, ne peut-on pas dire que Dieu existe, à défaut de l’avoir rencontré? J’en vois des traces dans ces âmes soudainement légères, soudainement élevées, avec une impulsion montgolfière, toutes ces âmes qui montent. Je ne néglige pas les âmes souillées par l’idée de Dieu. Mais Dieu existe, oui, parce que je l’ai rencontré comme une suprême erreur dans le cœur et dans l’esprit des hommes. Dieu est une réponse à la finitude. Au même titre que la philosophie qui est peut-être ma réponse. Dieu est une réponse qui enchante les âmes. On peut concevoir après tout que la rationalité a des limites. Que l’esprit est tout, mais qu’il ne peut pas tout. L’irrationnel produit un chant, donc une grâce.

Pour parler du sacré, seuls les athées s’y entendent. Parce qu’ils n’ont pas la main à la plume qui tremble. Et comme l’intelligence n’est pas affectée par le sacrilège, seuls parlent bien de Dieu ceux qu’il épargne.

Régis Debray: Je vous écoute comme si vous étiez la voix de ma conscience. 

«Je dirais: deux lettrés se rencontrent»

Régis Debray: «Marc Bonnant m’est tombé du ciel, c’est-à-dire de Genève un jour à Paris. Je ne le connaissais pas. Il a pris les devants. Un coup de téléphone. Il est venu me voir et j’ai découvert un homme d’une exceptionnelle sensibilité littéraire et une relation s’est nouée. Je dirais deux lettrés se rencontrent, l’un avait de moyens, l’autre pas. Marc Bonnant m’a dit: «Je peux vous aider à donner chair à votre texte.» Ont suivi le contact avec le Théâtre des Amis et avec l’acteur Jean-François Balmer.

Marc Bonnant: «C’était il y a trois ans. Je dois cette amitié à Jean Ziegler, une autre de mes amitiés contre-nature politique, j’aime chez lui le lyrisme et la passion. Je l’ai un peu combattu du temps où la Suisse lavait plus blanc. J’avais des crispations par rapport à ses positions. Je crois que j’ai gagné des procès contre lui. C’est fou ce que la victoire rend clément! Dans des circonstances de ma vie, je l’ai rencontré et je n’ai vu qu’une authenticité, qu’une vraie espérance.

Et puis j’avais lu le livre où dialoguent Régis Debray et Jean Ziegler. Le premier a exposé sa vie dans des combats, l’autre un peu moins, il est peut-être inconsolable de n’avoir pas vécu l’aventure révolutionnaire.

Deux hommes se parlent et à un certain moment ils conviennent qu’ils se sont trompés sur tout. Mais c’est là où leur destin change, Ziegler prend acte qu’ils se sont trompés sur tout, mais dit: «Continuons!» Parce que si nous nous sommes trompés sur tout, c’est que nous avions raison sur tout. Régis Debray, lui, dit qu’il peut mettre en cause ce qui a été leur ferveur révolutionnaire.

 

«Tous les révolutionnaires que j’ai connus regardent en arrière»

Régis Debray: On oppose toujours, depuis la Révolution française, gauche et droite. Je crois que chaque protagoniste est double. Il y a une droite d’idée et de culture, une droite d’intérêt; de même il y a une gauche d’idée et de culture, et je dirais une gauche d’intérêt démagogique. Je pense qu’il y a des affinités croisées entre la gauche d’idée et la droite d’idée. Parce que l’un et l’autre sont fonction d’une mémoire et il me semble que le révolutionnaire est fondamentalement un homme de mémoire et de nostalgie. C’est un homme pour qui le passé existe et qui ressent le passé comme un défi; qui ressent la figure tutélaire, le héros, le Prométhée révolu comme un devoir, comme une émulation. Tous les révolutionnaires que j’ai connus regardent en arrière, un peu comme ce dessin de Paul Klee, «L’Angelus novus», où le critique Walter Benjamin voyait l’ange de l’histoire. C’est un ange qui regarde en arrière et qui au fond freine le progrès. C’est donc un ange malheureux, parce qu’il ressent le progrès comme une catastrophe.

Il peut donc y avoir des affinités croisées entre un homme de gauche et de droite, dès lors qu’il y a une culture, une mémoire en commun. Je conçois la mémoire comme une dynamo qui produit des rêves éveillés ou de somnambule, c’est-à-dire des gens qui s’imaginent être Emiliano Zapata et qui sont Marcos en fait. Ou des gens qui s’imaginent être Lénine et qui sont simplement un petit potentat de l’Europe de l’Est. Mais après tout, Robespierre était convaincu d’être Caïus Gracchus. Les révolutionnaires de 1848 étaient convaincus de refaire 1793; et Lénine a dansé dans les neiges du Kremlin quand il a dépassé les cent jours de la Commune.

Vous trouverez dans tout révolutionnaire un imitateur, parfois un simulateur, mais en tout un homme mû par quelque chose qu’il estime plus grand que lui et qu’il doit répéter. C’est idiot d’opposer le progressisme et le passéisme. Tout progressiste est un nostalgique qui s’ignore.

Donc, c’est ce qui peut unir un homme de droite et un homme de gauche. Je me sens beaucoup plus proche de Marc Bonnant que de Dominique Strauss-Kahn, par exemple. Voilà.

 

«Rousseau est le fondateur de toutes les ignorances»

Marc Bonnant: «Le révolutionnaire n’a pas simplement de comptes à régler avec l’Histoire. Il a l’ardent désir d’être familier avec l’Histoire. L’ignorance du passé immédiatement déshérite l’avenir. Si on pense que le révolutionnaire s’occupe de demain, son ardente préoccupation, c’est hier.

Régis Debray: «C’est vrai que l’oubli du passé est mortel au progrès.»

Marc Bonnant: Et pour en revenir à la pièce de Régis, hier, quand il s’en prend à l’enseignement des modernes, il parle de la France, mais aussi de nous, cette éducation d’aujourd’hui qui à vrai dire est une amnésie programmée, Rousseau est fondateur de toutes les ignorances, Emile ne lira que Robinson, c’est la métaphore parfaite de la nature sans la civilisation. Et nos académiques aiment beaucoup ça, l’idée qu’on souffre à apprendre leur paraît une indignité, alors que c’est la seule rectitude, la verticalité des âmes. Ce côté «amnésie programmée», et aussi ce que d’aucuns appellent l’intelligence du cœur, nous pousse à ne rien savoir par cœur. Mais l’intelligence du cœur a cette caractéristique d’être invérifiable. Viendra ensuite le temps de l’intelligence du corps, et soyons plus audacieux encore, celui de l’intelligence de l’inintelligence, comme ça nous serons certains d’avoir englobé tout le monde dans une même étreinte. Alors, Régis Debray, homme de gauche, authentiquement, superbement, serait-il élitaire? Voilà une bonne question. 

«Je suis homme de gauche parce que j’ai un amour compulsif pour les causes perdues»

Régis Debray: Vous savez, Régis Debray est un androgyne, et Marc Bonnant aussi… on a des traits de gauche et de droite. De gauche, de droite, ce sont plutôt pour moi des termes à envisager comme des tempéraments, des terreaux culturels plutôt que des camps politiques. Comme le yin et le yang, il n’y a pas de jugement à apporter. Je suis certainement à gauche politiquement et à droite culturellement. Je suis un homme de gauche parce que j’aime bien le collectif, parce que j’ai un amour compulsif pour les causes perdues et les vaincus en général. Mais je suis un homme de droite parce que j’aime les institutions, à condition de ne pas en être, que j’ai effectivement une certaine tendance à l’élitisme et que je ne suis pas persuadé que l’histoire progresse. La technique progresse mais je ne pense pas que l’homo sapiens ait changé de structure neurologique ou anatomique parce qu’il a un ordinateur et une auto. Il y a des invariants dans l’histoire qui reviennent. Je suis très de gauche, très de droite, hermaphrodite, androgyne. Je voterai toujours à gauche parce que c’est mon côté conservateur, une tradition, une appartenance, c’est ma famille… J’ai eu des expériences ineffaçables et qui sont des aiguillons originaires. A 20 ans, au lieu de partir aux Etats-Unis comme tout le monde, je suis allé en Amérique du sud, j’ai vu la misère, l’oppression, j’ai vu des touristes américains jeter des pièces à des Indiens dans un marché d’Equateur et photographier ces Indiens et ces Indiennes qui se précipitaient dans la poussière pour ramasser ces pièces et qui trouvaient extrêmement drôle, j’ai vu des scènes comme ça qui ont fait que spontanément je suis d’un certain côté, plutôt du côté des mineurs que des propriétaires de mines, étant descendu en 1964 en Bolivie dans des mines qui sont peut-être l’équivalent du XIXe siècle européen et qui fait de moi un déphasé, un anachronique. Des choses qui m’ont marqué à vie. Cela n’empêche pas ma liberté de penser et de trouver du plaisir dans les écrivains de droite. 

«J’ai trouvé mon idéal littéraire chez Julien Gracq»

J’aime bien la vivacité, l’absence d’adjectif, l’alacrité, la rapidité des écrivains de droite, des Hussards, notamment. Le style oratoire, gonflé et grandiloquent de certains prosateurs de droite moins… J’ai mes atomes crochus esthétiques. Le style nerveux, concis, rapide, disons que Paul Morand me séduit plus qu’un certain Camus. Mais j’ai trouvé mon idéal littéraire chez Julien Gracq, c’est-à-dire l’équilibre parfait entre le sens géographique et le sens historique, d’un côté l’acuité de la perception sensorielle, de l’autre l’immense culture historique qui rend sa prose à la fois intelligente et visible. J’assume le hiatus entre mes affinités politiques et mes affinités esthétiques.

 

«La nostalgie est une disposition du cœur et de l’esprit plutôt de droite»

Marc Bonnant: L’immense critique littéraire qu’était Thibaudet avait théorisé cette idée. Lorsque la politique est à gauche, la littérature est à droite, et inversement. C’est-à-dire que la littérature se réfugie toujours dans un rôle d’opposition politique. Debray disait tout à l’heure qu’il était nostalgique. On pourrait dire que la nostalgie est une disposition du cœur et de l’esprit plutôt de droite, comme l’est l’idée du retour. Le nostalgique n’est pas le mélancolique. Le nostalgique connaît le passé, croit à l’éternel retour et espère. Le mélancolique prend acte du changement. Le sublime est à droite en littérature, le concret à gauche. 

 

«J’aime l’improvisation, le jaillissement spontané, la parole qui naît du regard de l’autre»

Régis Debray: Vous avez gagné un concours d’éloquence ai-je lu dans Le Monde…

Marc Bonnant: C’était la Nuit de l’éloquence organisée par les jeunes avocats de Paris. Je devais y aller comme arbitre, sage aux cheveux blancs. Un candidat a fait défaut, je me suis proposé pour le remplacer, j’ai improvisé quelque chose. J’aime l’improvisation, le jaillissement spontané, la parole qui naît du regard de l’autre. La parole est faite de moitié par celui qui écoute. J’aime son côté oblatif, la générosité. L’écrit est fait pour la postérité, la parole c’est l’immédiateté, beau comme une fusée dans la nuit. C’est l’idée qu’il n’y ait pas de deuxième vie après la parole. La parole n’a qu’une instance et tout se joue ici et maintenant me plaît. Il y a quelque chose de dramatique.  

«Percevez-vous le privilège d’assister à une double conversion politique?»

Régis Debray: Il y a une vraie différence de tempérament entre nous. Sous cet angle, il est plutôt homme de gauche et moi homme de droite. Selon le freudisme, c’est lui l’oral, le généreux, qui donne sa parole, et moi l’anal qui retient, qui se donne peu, qui n’est pas emprise directe avec les autres. Là-dessus, je le sens plus ouvert que moi, qui suis plus renfermé.

Marc Bonnant: Je ne sais pas si vous percevez le privilège d’assister à une double conversion politique…

Régis Debray: Mais mon gauchisme est incurable, il ne guérira pas. Nous avons cependant un combat en commun que je crois réellement émancipateur: le maintien d’une certaine tradition. Contrairement à Marc, je reconnais le conservateur moderne à ce qu’il n’a pas de nostalgie, certains sont au pouvoir actuellement. Ils vivent l’instant pour l’instant, considèrent l’économie comme supérieur au culturel et ne voient dans la culture qu’un folklore ou un prétexte amusé mais en aucun cas quelque chose qui crée une obligation, comme quelque chose qui s’impose à vous comme une hantise. Nous avons des amnésiques au pouvoir, ce sont des accélérateurs de déclins, tous ces modernisateurs.

 

«La féminisation de la société commence avec le monde chrétien»

Marc Bonnant: Julien l’apostat (le héros de la pièce de Régis Debray, ndlr.) nous avertissait, l’histoire bégaye mais surtout les hommes n’apprennent jamais rien, au même moment, les mêmes imprécations, le même chant des sirènes et nous ne savons toujours pas nous attacher au mât. Mais il y a autre chose, des sociétés de plus en plus féminines, sensorielles et compassionnelles qui nous conduisent à n’aimer que les damnés et les pauvres, à les transformer en héros. Avec les pauvres, l’arrogance a changé de camp: le politique s’épuise dans le compassionnel. Julien, j’extrapole un peu, prophétise que demain l’Etat servira à ouvrir des crèches, c’est très bien les crèches, nécessaire, mais ce n’est pas le rôle premier de l’Etat!

Régis Debray: La féminisation de la société commence avec le monde chrétien. C’est la supériorité du christianisme sur le monde païen, viril, inégalitaire, qui ne donne aucune place aux femmes et dont les Dieux ne s’intéressent pas aux hommes. La première invention du christianisme c’est un Dieu qui nous parle, à tout un chacun. Les Dieux païens vivent sur l’Olympe, le Dieu chrétien s’incarne dans un corps et une histoire. Les Dieux de l’antiquité n’ont pas d’histoire. Tout à coup, il y a une émotion historique qui saisit l’éternel, et donc les hommes et les femmes sont plus impliqués dans la prière que dans l’univers civique et froid du monde païen. L’Empereur Constantin a compris qu’il y avait là une force émotionnelle qu’il pourrait capter à son profit. La face noire de tout cela, c’est la constitution d’une Eglise, c’est déjà le monopole de la vérité, de l’autorité, et par la suite de l’exclusion, de la condamnation et du bûcher.

 

«Les chrétiens jusqu’au IVe siècle étaient une secte»

Régis Debray: Voilà encore une idée qui n’est pas de gauche, la spirale de l’histoire. On dit que l’histoire ne repasse pas les plats, je crois que si. Ce ne sont pas les mêmes légumes et viandes, mas ce sont toujours des naissances et des décadences, des origines et des déclins. L’idée, c’est que les chrétiens sont au monde païen ce que les islamistes sont aujourd’hui au monde occidental. Il faut se souvenir que les chrétiens jusqu’au IVe siècle étaient une secte qui ne représentait pas plus de 5% du monde romain. Une secte qui aurait pu ne jamais devenir une Eglise, une superstition qui est devenue une religion à partir du moment où Constantin, ou plutôt Théodose 1er a dit: ce sera la croyance de l’Empire, toutes les autres seront des crimes.

Je vous fais remarquer que les chrétiens, en l’espace de trois siècles ont tué plus de païens que les païens de chrétiens. De même que les islamistes ont détruit les bouddhas de Bamiyân, les chrétiens ont détruit les temples d’Isis et d’Osiris, ils ont fait du vandalisme, ont tué et lapidé Hypatie, philosophe et mathématicienne. On oublie ces faits. Si un Romain du IIIeou IVe siècle renaissait aujourd’hui et voyait la façon dont on a écrit l’histoire et son histoire à lui, il n’en reviendrait pas. Car il y avait vis-à-vis des chrétiens la même répulsion qu’aujourd’hui face à Al-Qaida. Julien l’apostat, c’est un traditionaliste pour qui le christianisme est une barbarie parce que ces barbares ne connaissaient rien des mathématiques, de l’astronomie, du théâtre ou de la philosophie. C’est une ironie de la spirale de l’histoire que je rappelle pour prendre un peu de distance avec nos préjugés. Les chrétiens étaient ambigus, vertueux, arrogants, ignorants, volontiers intolérants, c’est pourquoi ils étaient suspects. C’est toujours amusant de voir comment une hérésie devient une orthodoxie.

Marc Bonnant: Rien de la rationalité des Grecs et rien du pragmatisme des Romains ne faisaient le terreau naturel du christianisme. 

 

«Les chrétiens ont introduit une musique là où il y avait des syllogismes»

Régis Debray: Le christianisme vient par le cœur, le sentiment. Il y a chez Julien une arrogance, l’idée qu’il faut éduquer les gens. Les chrétiens sont entrés par le bas, les femmes, les esclaves, les petites gens… avoir un dispensaire, se rassembler. Dans une société où les Dieux sont asséchés, les chrétiens ont agrégé, ils ont introduit une musique là où il y avait des syllogismes. C’est peut-être le caprice du Prince, mais le caprice n’aurait pas pris s’il n’y avait pas eu une attente, un terrain disponible, une soif de douceur, de féminité. Le culte de la Vierge apparaît au IVe siècle. Elle est plus douce qu’Artémis et toutes les déesses de l’Antiquité.

Marc Bonnant: Les Grecs n’étaient pas si machos. Ils laissaient une certaine place aux femmes. Aspasie, courtisane et rhétoricienne, amie de Périclès. Et «L’Odyssée» qui est le roman féminin par excellence, puisque c’est le roman du retour, malgré Nausicaa, et Circée. Cette idée que Pénélope est la destination ultime. Si j’étais féministe, Dieu m’en garde, l’Odyssée serait mon livre de chevet. Certains prétendent même qu’il aurait été écrit par une femme…

Régis Debray: Vous avez raison, je pensais aux Romains, monde machiste, de laboureurs et de soldats.

«Je suis chrétien, j’aurais dû commencer par là!»

Régis Debray: Le christianisme fait passer de l’intelligible au sensible. Le génie du christianisme, c’est l’incarnation, faire de ce qui était de la philosophie du théâtre, de la parole vécue. Il y a une puissance à faire entrer la vérité dans l’histoire. Tout à coup, le temps a un but. Le christianisme fait descendre le ciel sur la terre, il réunit deux mondes qui étaient opposés avant, celui de la matière empirique et celui des idées platoniciennes. Tout à coup, il y a de l’essentiel dans l’existence. C’est un coup de génie! Je suis chrétien, j’aurais dû commencer par là. Pas croyant, mais chrétien, je n’aimerais pas les images à ce point si je ne l’étais pas… Je me sens affectivement chrétien. Je reconnais cette filiation et ressens profondément cette dette. Je ne suis pas comme Julien antichrétien, j’ai beaucoup d’amis dominicains et vais régulièrement dans les monastères.

Marc Bonnant: Le génie du christianisme, disiez-vous, c’est d’avoir fait tomber le ciel sur la terre, mais en le gardant de surcroît et pour partie au ciel, ce qui fonde l’espérance. A la fois l’incarnation et une promesse de demain. Jésus dit: je viens à vous, et je remonte…

Régis Debray: … et je vous attends. Non, c’est génial! 

«Nous sommes à ce point tolérants que même dans le lieu de nos douleurs, nous vous accueillons»

Marc Bonnant: Ground Zero est un lieu sacré depuis le 11 septembre. Et Dieu n’est pas sécable. Est-ce que les lieux sacrés se partagent? Je n’en suis pas sûr. Il y a plusieurs plans dans cette affaire. Une vision syncrétique et de pardon: nous sommes à ce point tolérants que même dans le lieu de nos douleurs, nous vous accueillons. Mais si j’étais américain, je le vivrais probablement très mal, cela appellerait 1000 choses impures en moi. Quant à la décision politique, je la trouve formidablement imprudente. En politique, une décision imprudente peut être une décision politique courageuse, mais le courage n’est pas toujours de l’intelligence.

Régis Debray: Nous sommes pour le mélange des cultures, cela s’appelle le métissage. Mais on oublie que le mélange des cultures, c’est aussi de l’eczéma des cultures. Ce frotti-frotta, lié à la révolution des transports et des grands courants migratoires, fait lever ou ressurgir des défenses immunitaires de chaque culture. En se frottant à l’autre, on s’estime en danger de perte d’intégrité, donc les maladies de peau vont proliférer. Ce qui se passe aux Etats-Unis, c’est une levée de défenses immunitaires d’un groupe historique contre une autre culture, très minoritaire dans le pays, mais qui se trouve quand même dans le rôle de l’autre. La présence d’une altérité qui donne à la mondialisation son aspect dangereux et régressif. Abstraitement, je suis pour, mais concrètement, si j’étais américain, je me poserais des questions d’ordre symbolique et historique. De loin, c’est facile, je soutiens Obama dont je constate avec désolation le caractère velléitaire et contradictoire: il dit une chose, en fait une autre. Il ne veut pas les conséquences de ce qu’il veut au départ. Obama est un homme qui a une vision de l’histoire mais qui ne sait pas faire de l’histoire, malheureusement.

 

«Dieu est mort, mais tous n’ont pas reçu le faire-part»

Marc Bonnant: Nous sommes tous pour le métissage et l’ouverture, c’est un grand bien et nous venons aussi de là, nous avons tous plusieurs mères patries, mais je ne suis pas sûr qu’il faille choisir les lieux de haute symbolique pour accueillir des expériences de cette nature. Ce n’est pas avec l’exaspération des sentiments identitaires que l’on va organiser la coexistence des contraires. Nous en parlions tout à l’heure avec Régis, Dieu est mort, mais tous n’ont pas reçu le faire-part. Et les Américains ne l’ont pas reçu.

Régis Debray: Et surtout le sacré se passe fort bien de Dieu comme le prouvent le mausolée d’Atatürk ou les Arcs de triomphe à Paris. Le lieu sacré a pour caractéristique de ne pas se partager et là où il y a partage, il y a guerre. Je pense à Jérusalem ou à Hébron où vous avez une synagogue et une mosquée juxtaposées, donc du meurtre. Le lien sacré est par définition sensible et belliqueux.

Marc Bonnant: Précisons, le lieu sacré monothéiste, parce que les panthéons grecs et romains étaient infiniment accueillants du moins pour les divinités locales… La réponse que je ferai mienne est celle de George Steiner que j’aime infiniment et qui, reconnaissant le désastre d’Israël, propose que nous revenions à l’idée que notre patrie c’est le livre, et uniquement le livre. Que nous cessions d’espérer un sol, saint ou non, et que nous considérions que seul le livre est notre territoire, notre carte.

Régis Debray: Il y a malheureusement peu de George Steiner… Je ne dirai rien sur Israël, c’est devenu trop tendu… 

«Le droit de l’hommisme n’affecte que le monde chrétien»

Régis Debray: Il y a probablement une filiation entre droit de l’hommisme et christianisme. Le christianisme est une religion universelle, où l’on parle de l’Homme avec un grand «h» et où la personne compte plus que le groupe, contrairement, par exemple, à l’Asie. Il y a une hyperbole individuelle dans le christianisme, et c’est sa singularité. Et c’est vrai que le droit de l’hommisme n’affecte que le monde chrétien.

Marc Bonnant: Oui, mais c’est un christianisme sans transcendance. Les vertus que l’on dit chrétiennes se retrouvent dans ce corpus essentiel des Droits de l’homme et de sa dignité. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est la matrice des Droits de l’homme. Parce que je comprends bien la dignité égale des hommes quand on les veut à l’image de Dieu. Mais Dieu ayant déserté, comment peut-on trouver une quelconque étincelle de dignité dans ce qui n’est plus divin? Au fond, la pâte humaine serait sa propre dignité. On a trouvé un substitut à ce qui faisait la dignité originelle et à cet égard, les Droits de l’homme sont une belle histoire, à tentation et à volonté prosélytes universelles mais d’application locale.

Régis Debray: Mais c’est oublier la formule entière: «Droits de l’homme et du citoyen». L’élision en fait une forme de christianisme laïc, missionnaire, conquérant et compassionnel. Le citoyen appelle à un retour de la cité, donc à la loi, et donc à l’organisation sociale.

Marc Bonnant: Les droits de l’homme seraient d’essence chrétienne alors que ceux du citoyen nous renverraient en Grèce.

Question subsidiaire: si chacun devait offrir à l’autre un livre pour comprendre le XXIe siècle?

Régis Debray: «L’Odyssée» parce que c’est le retour à la niche, au nid, à la maison. Et cela illustre parfaitement le XXIe siècle. On en a assez de l’aventure et de la navigation. On veut revenir dans son île natale. Curieusement, l’achèvement de la mondialisation se fera quand chacun voudra rester chez soi.

Marc Bonnant: «Ainsi parlait Zarathoustra», de Nietzsche.

Régis Debray: Vous avez choisi les cimes, je suis plus domestique.

 

 

Entretien publié par Le Temps (16 septembre 2010)

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