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Debord et la question des immigrés

A l'heure où les medias s'agitent autour du pseudo-débat sur l'identité nationale, il paraît intéressant de se pencher sur cette note de Guy Debord, figure de proue du situationnisme et auteur de La société du spectacle, consacrée à la "question des immigrés", et écrite en 1985.

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"Tout est faux dans la « ques­ti­on des im­mi­grés », ex­ac­te­ment comme dans toute ques­ti­on ou­ver­te­ment posée dans la société ac­tu­el­le ; et pour les mêmes mo­tifs : l’éco­no­mie — c’est-à-dire l’il­lu­si­on pseu­do-​éco­no­mi­que — l’a ap­portée, et le spect­a­cle l’a traitée.

On ne di­s­cu­te que de sot­ti­ses. Faut-​il gar­der ou éli­mi­ner les im­mi­grés ? (Na­tu­rel­le­ment, le véri­ta­ble im­mi­gré n’est pas l’ha­bi­tant per­ma­nent d’ori­gi­ne étrangère, mais celui qui est perçu et se perçoit comme différent et de­s­tiné à le res­ter. Beau­coup d’im­mi­grés ou leurs en­fants ont la na­tio­na­lité française ; beau­coup de Po­lo­nais ou d’Es­pa­gnols se sont fi­na­le­ment per­dus dans la masse d’une po­pu­la­ti­on française qui était autre. Comme les déchets de l’in­dus­trie ato­mi­que ou le pétrole dans l’Océan — et là on définit moins vite et moins « sci­en­ti­fi­que­ment » les seuils d’intolérance — les im­mi­grés, pro­du­its de la même ges­ti­on du ca­pi­ta­lis­me mo­der­ne, res­te­ront pour des siècles, des millénai­res, tou­jours. Ils res­te­ront parce qu’il était beau­coup plus fa­ci­le d’éli­mi­ner les Juifs d’Al­le­ma­gne au temps d’Hit­ler que les maghrébins, et au­tres, d’ici à présent : car il n’exis­te en Fran­ce ni un parti nazi ni le mythe d’une race au­to­ch­to­ne !

Faut-​il donc les as­si­mi­ler ou « re­spec­ter les di­ver­sités cul­tu­rel­les » ? In­ep­te faux choix. Nous ne pou­vons plus as­si­mi­ler per­son­ne : ni la jeu­nesse, ni les tra­vail­leurs français, ni même les pro­vin­ci­aux ou vi­eil­les mi­no­rités eth­ni­ques (Cor­ses, Bre­tons, etc.) car Paris, ville détrui­te, a perdu son rôle his­to­ri­que qui était de faire des Français. Qu’est-​ce qu’un cen­tra­lis­me sans ca­pi­ta­le ? Le camp de con­cen­tra­ti­on n’a créé aucun Al­le­mand parmi les Européens déportés. La dif­fu­si­on du spect­a­cle con­centré ne peut uni­for­mi­ser que des spec­ta­teurs. On se gar­ga­ri­se, en lan­ga­ge sim­ple­ment pu­bli­ci­taire, de la riche ex­pres­si­on de « di­ver­sités cul­tu­rel­les ». Quel­les cul­tu­res ? Il n’y en a plus. Ni chréti­en­ne ni musul­ma­ne ; ni so­cia­lis­te ni sci­en­tis­te. Ne par­lez pas des abs­ents. Il n’y a plus, à re­gar­der un seul in­stant la vérité et l’évi­dence, que la dégra­da­ti­on spec­ta­cu­lai­re-​mon­dia­le (améri­cai­ne) de toute cul­tu­re.

Ce n’est sur­tout pas en vo­tant que l’on s’as­si­mi­le. Démons­tra­ti­on his­to­ri­que que le vote n’est rien, même pour les Français, qui sont élec­teurs et ne sont plus rien (1 parti = 1 autre parti ; un en­ga­ge­ment élec­to­ral = son con­trai­re ;
et plus récem­ment un pro­gram­me — dont tous sa­vent bien qu’il ne sera pas tenu — a d’ail­leurs enfin cessé d’être déce­vant, de­puis qu’il n’en­vi­sa­ge ja­mais plus aucun problème im­portant. Qui a voté sur la dis­pa­ri­ti­on
du pain ?). On avouait récem­ment ce chiff­re révéla­teur (et sans doute ma­ni­pulé en baisse) : 25 % des « ci­toy­ens » de la tran­che d’âge 18-25 ans ne sont pas in­scrits sur les lis­tes élec­to­ra­les, par sim­ple dégoût. Les abs­ten­ti­on­nis­tes sont d’au­tres, qui s’y ajoutent.

Cer­tains met­tent en avant le critère de « par­ler français ». Ri­si­ble. Les Français ac­tu­els le par­lent-​ils ? Est-​ce du français que par­lent les an­alphabètes d’au­jourd’hui, ou Fa­bi­us (« Bon­jour les dégâts ! ») ou Françoise Cas­tro (« Ça t’ha­b­i­te ou ça t’eff­leu­re ? »), ou B.-H. Lévy ? Ne va-​t-​on pas clai­re­ment, même s’il n’y avait aucun im­mi­gré, vers la perte de tout lan­ga­ge ar­ti­culé et de tout rai­son­ne­ment ? Quel­les ch­an­sons écoute la jeu­nesse présente ? Quel­les sec­tes in­fi­ni­ment plus ri­di­cu­les que l’islam ou le ca­tho­li­cis­me ont con­quis fa­ci­le­ment une em­pri­se sur une cer­tai­ne frac­tion des idiots in­struits con­tem­porains (Moon, etc.) ? Sans faire men­ti­on des au­tis­tes ou débiles pro­fonds que de tel­les sec­tes ne rec­rutent pas parce qu’il n’y a pas d’intérêt éco­no­mi­que dans l’ex­ploi­ta­ti­on de ce bétail : on le laisse donc en char­ge aux pou­voirs pu­blics.

Nous nous som­mes faits améri­cains. Il est nor­mal que nous trou­vi­ons ici tous les miséra­bles problèmes des USA, de la dro­gue à la Mafia, du fast-​food à la pro­liféra­ti­on des eth­nies. Par ex­emp­le, l’Ita­lie et l’Es­pa­gne, améri­ca­nisées en sur­face et même à une assez gran­de pro­fon­deur, ne sont pas mélangées eth­ni­que­ment. En ce sens, elles res­tent plus lar­ge­ment européennes (comme l’AIgérie est nord-​af­ri­cai­ne). Nous avons ici les en­nuis de l’Amérique sans en avoir la force. Il n’est pas sûr que le melting-​pot améri­cain fonc­tion­ne en­core long­temps (par ex­emp­le avec les Chi­ca­nos qui ont une autre lan­gue). Mais il est tout à fait sûr qu’il ne peut pas un mo­ment fonc­tion­ner ici. Parce que c’est aux USA qu’est le cent­re de la fa­bri­ca­ti­on du mode de vie ac­tu­el, le cœur du spect­a­cle qui étend ses pul­sa­ti­ons jusqu’à Moscou ou à Pékin ; et qui en tout cas ne peut laisser au­cu­ne indépen­dance à ses sous-​trai­t­ants lo­caux (la compréhen­si­on de ceci mont­re mal­heu­reu­se­ment un as­su­jet­tis­se­ment beau­coup moins su­per­fi­ciel que celui que vou­d­rai­ent détrui­re ou modérer les cri­ti­ques ha­b­i­tu­els de « l’impéria­lis­me »). Ici, nous ne som­mes plus rien : des co­lo­nisés qui n’ont pas su se révol­ter, les béni-​oui-​oui de l’aliéna­ti­on spec­ta­cu­lai­re. Quel­le préten­ti­on, en­vi­sa­ge­ant la pro­liférante présence des im­mi­grés de tou­tes cou­leurs, re­trou­vons-​nous tout à coup en Fran­ce, comme si l’on nous vo­lait quel­que chose qui se­rait en­core à nous ? Et quoi donc ? Que cro­yons-​nous, ou plutôt que fai­sons-​nous en­core sem­blant de cro­ire ? C’est une fierté pour leurs rares jours de fête, quand les purs es­cla­ves s’in­di­g­nent que des métèques me­na­cent leur indépen­dance !

Le ris­que d’apart­heid ? Il est bien réel. II est plus qu’un ris­que, il est une fa­ta­lité déjà là (avec sa lo­gi­que des ghet­tos, des af­fron­te­ments ra­ci­aux, et un jour des bains de sang). Une société qui se décom­po­se entière­ment est évi­dem­ment moins apte à ac­cu­eil­lir sans trop de heurts une gran­de quan­tité d’im­mi­grés que pou­vait l’être une société cohérente et re­la­ti­ve­ment heu­reu­se. On a déjà fait ob­ser­ver en 1973 cette frap­pan­te adéqua­ti­on entre l’évo­lu­ti­on de la tech­ni­que et l’évo­lu­ti­on des men­ta­lités : « L’en­vi­ron­ne­ment, qui est re­con­struit tou­jours plus hâti­ve­ment pour le contrôle répres­sif et le pro­fit, en même temps de­vi­ent plus fra­gi­le et in­ci­te da­van­ta­ge au van­da­lis­me. Le ca­pi­ta­lis­me à son stade spec­ta­cu­lai­re rebâtit tout en toc et pro­du­it des in­cen­diai­res. Ainsi son décor de­vi­ent par­tout in­flamma­ble comme un collège de Fran­ce. » Avec la présence des im­mi­grés (qui a déjà servi à cer­tains syn­di­ca­lis­tes sus­cep­ti­bles de dénon­cer comme « gu­erres de re­li­gi­ons » cer­tai­nes grèves ouvrières qu’ils n’avai­ent pu contrôler), on peut être assurés que les pou­voirs exis­tants vont fa­vo­ri­ser le déve­lop­pe­ment en gran­deur réelle des pe­ti­tes expéri­en­ces d’af­fron­te­ments que nous avons vu mises en scène à tra­vers des « ter­ro­ris­tes » réels ou faux, ou des sup­por­ters d’équi­pes de foot­ball ri­va­les (pas seu­le­ment des sup­por­ters ang­lais).

Mais on com­prend bien pour­quoi tous les re­s­ponsa­bles po­li­ti­ques (y com­pris les lea­ders du Front na­tio­nal) s’em­plo­i­ent à mi­ni­mi­ser la gra­vité du « problème im­mi­gré ». Tout ce qu’ils veu­lent tous con­ser­ver leur in­terdit de re­gar­der un seul problème en face, et dans son véri­ta­ble con­tex­te. Les uns feig­nent de cro­ire que ce n’est qu’une af­fai­re de « bonne vo­lonté an­ti-​ra­cis­te » à im­po­ser, et les au­tres qu’il s’agit de faire re­con­naître les droits modérés d’une « juste xéno­pho­bie ». Et tous col­la­bo­rent pour con­s­idérer cette ques­ti­on comme si elle était la plus brûlante, pres­que la seule, parmi tous les ef­fra­yants problèmes qu’une société ne sur­mon­te­ra pas. Le ghet­to du nou­vel apart­heid spec­ta­cu­lai­re (pas la ver­si­on lo­ca­le, folk­lo­ri­que, d’Afri­que du Sud), il est déjà là, dans la Fran­ce ac­tu­el­le : l’im­men­se ma­jo­rité de la po­pu­la­ti­on y est en­fermée et ab­ru­tie ; et tout se se­rait passé de même s’il n’y avait pas eu un seul im­mi­gré. Qui a décidé de con­strui­re Sar­cel­les et les Min­guettes, de détrui­re Paris ou Lyon ? On ne peut cer­tes pas dire qu’aucun im­mi­gré n’a par­ti­cipé à cet infâme tra­vail. Mais ils n’ont fait qu’exécuter stric­te­ment les ord­res qu’on leur don­nait : c’est le mal­heur ha­b­i­tu­el du sala­ri­at.

Com­bi­en y a-​t-​il d’étran­gers de fait en Fran­ce ? (Et pas seu­le­ment par le sta­tut ju­ri­di­que, la cou­leur, le faciès.) Il est évi­dent qu’il y en a tel­le­ment qu’il faud­rait plutôt se de­man­der : com­bi­en res­te-​t-​il de Français et où sont-​ils ? (Et qu’est-​ce qui ca­ractérise main­ten­ant un Français ?) Com­ment res­terait-​il, bientôt, de Français ? On sait que la na­ta­lité baisse. N’est-​ce pas nor­mal ? Les Français ne peu­vent plus sup­por­ter leurs en­fants. Ils les en­vo­i­ent à l’école dès trois ans, et au moins jusqu’à seize, pour app­rend­re l’an­alphabétisme. Et avant qu’ils aient trois ans, de plus en plus nom­breux sont ceux qui les trou­vent « in­sup­por­ta­bles » et les frap­pent plus ou moins vio­lem­ment. Les en­fants sont en­core aimés en Es­pa­gne, en Ita­lie, en Algérie, chez les Gi­t­ans. Pas sou­vent en Fran­ce à présent. Ni le lo­ge­ment ni la ville ne sont plus faits pour les en­fants (d’où la cy­ni­que pu­bli­cité des ur­ba­nis­tes gou­ver­ne­men­taux sur le thème « ou­vr­ir la ville aux en­fants »). D’autre part, la con­tra­cep­ti­on est répan­due, l’avor­te­ment est libre. Pres­que tous les en­fants, au­jourd’hui, en Fran­ce, ont été vou­lus. Mais non li­bre­ment ! L’élec­teur-​con­som­ma­teur ne sait pas ce qu’il veut. Il « choi­sit » quel­que chose qu’il n’aime pas. Sa struc­tu­re men­ta­le n’a plus cette cohérence de se sou­ve­nir qu’il a voulu quel­que chose, quand il se re­trou­ve déçu par l’expéri­ence de cette chose même.

Dans le spect­a­cle, une société de clas­ses a voulu, très systéma­ti­que­ment, éli­mi­ner l’his­toire. Et main­ten­ant on prétend reg­ret­ter ce seul résul­tat par­ti­cu­lier de la présence de tant d’im­mi­grés, parce que la Fran­ce « dis­pa­raît » ainsi ? Co­mi­que. Elle dis­pa­raît pour bien d’au­tres cau­ses et, plus ou moins ra­pi­de­ment, sur pres­que tous les ter­rains.

Les im­mi­grés ont le plus beau droit pour vivre en Fran­ce. Ils sont les représen­tants de la dépos­ses­si­on ; et la dépos­ses­si­on est chez elle en Fran­ce, tant elle y est ma­jo­ri­taire. et pres­que uni­ver­sel­le. Les im­mi­grés ont perdu leur cul­tu­re et leurs pays, très no­toire­ment, sans pou­voir en trou­ver d’au­tres. Et les Français sont dans le même cas, et à peine plus secrète­ment.

Avec l’éga­li­sa­ti­on de toute la planète dans la misère d’un en­vi­ron­ne­ment nou­veau et d’une in­tel­li­gence pu­re­ment men­songère de tout, les Français. qui ont ac­cepté cela sans beau­coup de révolte (sauf en 1968) sont mal­venus à dire qu’ils ne se sen­tent plus chez eux à cause des im­mi­grés ! Ils ont tout lieu de ne plus se sen­tir chez eux, c’est très vrai. C’est parce qu’il n’y a plus per­son­ne d’autre, dans cet hor­ri­b­le nou­veau monde de l’aliéna­ti­on, que des im­mi­grés.

Il vivra des gens sur la sur­face de la terre, et ici même, quand la Fran­ce aura di­s­pa­ru. Le mélange eth­ni­que qui do­mi­ne­ra est imprévi­si­ble, comme leurs cul­tu­res, leurs lan­gues mêmes. On peut af­fir­mer que la ques­ti­on cen­tra­le, pro­fondément qua­li­ta­ti­ve, sera cel­le-​ci : ces peu­ples fu­turs au­ront-​ils dominé, par une pra­tique éman­cipée, la tech­ni­que présente, qui est glo­ba­le­ment celle du si­mu­la­c­re et de la dépos­ses­si­on ? Ou, au con­trai­re, se­ront-​ils dominés par elle d’une manière en­core plus hiérar­chi­que et es­cla­va­gis­te qu’au­jourd’hui ? Il faut en­vi­sa­ger le pire, et com­batt­re pour le meil­leur. La Fran­ce est assurément reg­ret­ta­ble. Mais les reg­rets sont vains."

Guy De­bord 1985 (in Guy Debord, Correspondance, volume 6  janvier 1979 - décembre 1987)

 

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