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majorité idéologique

  • Qu'est-ce que le gramscisme ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Alain de Benoist, publié en mars 1978 dans le Figaro magazine et consacré à Antonio Gramsci et à sa théorie de l'hégémonie culturelle.

     

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    GRAMSCI ET LA CONQUETE DU POUVOIR CULTUREL

     

    Lorsque l'on essaie de caractériser le débat politique et idéologique qui se déroule actuellement dans les pays occidentaux, le mot qui vient le plus spontanément à l'esprit est celui de « totalité ». Nous sommes en présence d'un débat total. Entendons par là, non un débat de caractère ou d'esprit « totalitaire » (encore que la tentation totalitaire, malheureusement, n'en soit pas toujours absente), mais un débat qui, de plus en plus, porte aussi bien sur les domaines politiques traditionnels que sur des sujets qu'on avait antérieurement l'habitude de considérer comme « neutres ».

    Il y a encore quelques années, les factions et les partis ne s'affrontaient guère que sur des questions directement politiques, telles que le système des institutions, le mode du gouvernement, le programme de législature, etc., tandis qu'un consensus tacite se faisait sur les structures élémentaires fondamentales. La famille était rarement remise en cause, on n’en discutait pas la valeur intrinsèque de l'école, de la médecine, de la psychiatrie. Enfin, on considérait qu'un accord pouvait facilement s'établir sur les vérités scientifiques. Cette situation a aujourd'hui complètement changé. Les sociétés modernes sont confrontées à une contestation qui ne récuse pas seulement telle ou telle modalité de pouvoir ou de gouvernement, mais qui s'attaque à la structure même de la société, qui affirme tour à tour qu'il n'a pas de différences entre les hommes, que l'autorité des parents sur leurs enfants est toujours injustifiée, que les malades mentaux sont moins fous que les gens normaux, que l'école est une insitution intrinsèquement « répressive », que le pouvoir est le mal en soi, et qu'enfin les faits scientifiques ne doivent plus être jugés selon leur degré de réalité, mais selon leur désirabilité au regard des idéologies à la mode.

    Dans ces conditions la notion même de politique se transforme. On dit parfois aujourd’hui que « la politique a tout envahi ». Et c'est vrai, comme le remarque M.A. Macciocchi, que la politique semble partout passée « au poste de commandement ». Mais constater cette politisation générale, c'est du même coup reconnaître que la « politique » ne se fait plus uniquement dans ses lieux traditionnels. Les idéologies sont devenues conscientes d'elles-mêmes : tous les domaines de la pensée et de l'action, en tant qu'ils appartiennent à l'espace humain, se révèlent dotés d'une dimension idéologique. De ce fait, les secteurs d'activité ou de réflexion non directement politiques ont perdu, irréversiblement sans doute, la « neutralité » qu'on avait cru pouvoir leur attribuer. La neutralité est morte. Le seul fait d'appartenir à une école de pensée, de voter pour un parti plutôt que pour un autre, de professer une idée générale sur quelque sujet que ce soit, implique que une prise de position susceptible de s'étendre, de proche en proche, à tous les autres domaines.

    On peut dès lors se demander si l'enjeu fondamental du politique se joue encore dans l'arène de la « politique politicienne ». Les compétitions électorales ne seraient-elles pas plutôt l'occasion de mesurer, de façon concrète, la résultante politique d'une action plus diffuse, de type « métapolitique », mise en œuvre ailleurs que dans le cercle étroit des états-majors de parti?

    Poser cette question, c'est évoquer l'existence d'un pouvoir culturel, qui s'est mis en place face au pouvoir politique et qui, d’une certaine façon, l’a précédé. C'est évoquer aussi la figure de celui qui fut le grand théoricien de ce « pouvoir culturel » : le communiste italien Antonio Gramsci, mort en 1937, et dont l'influence dans les milieux de la gauche européenne s’est révélée considérable – sinon décisive.

    Comment l'esprit du temps transforme l'esprit des lois

    Emprisonné sous le fascisme, Antonio Gramsci se livre à une réflexion en profondeur sur les causes de l'échec des partis socialistes et communistes pendant les années 1920. Les questions qu'il se pose sont celles-ci : comment se fait-il que la conscience des hommes soit « en retard » sur ce que devrait leur dicter leur « conscience de classe »? Comment les couches dominantes minoritaires parviennent-elles à se faire obéir « naturellement » des couches dominées majoritaires? Dans une société développée, quelles sont les voies de passage au socialisme? Gramsci répond à ces questions en étudiant de plus près la notion d'idéologie et en opérant une distinction décisive entre « société politique » et « société civile ».

    Par société civile (terme qu'il reprend chez Hegel bien qu'il ait été critiqué par Marx), Gramsci désigne l'ensemble du secteur « privé ». C'est-à-dire le domaine culturel, intellectuel, religieux et moral tel qu'il s'exprime dans le système des besoins, la mentalité collective, etc. La société politique, elle, recouvre les institutions et l’appareil coercitif de l’Etat. La grande erreur des communistes, dit Gramsci, a été de croire que l’Etat ne repose que sur son appareil politique. En fait, l'État « organise le consentement », c'est-à-dire dirige, tout autant par le moyen d'une idéologie implicite, ayant ses racines dans la société civile et reposant sur des valeurs admises et considérées comme « allant de soi » par la majorité des sociétaires. Il possède donc un appareil civil, qui englobe la culture, les idées, les mœurs et jusqu'au sens commun. L’Etat, autrement dit, n'exerce pas seulement son autorité par la coercition. À côté de la domination directe, du commandement qu'il exerce par le canal du pouvoir politique, il bénéficie aussi d'une sorte d'« hégémonie idéologique », d’une adhésion spontanée de la majorité des esprits à une conception du monde, à une vue du monde qui le conforte dans ce qu'il est. (Cette distinction, on le notera, n’est pas très éloignée de celle faite par Louis Althusser entre l’« appareil répressif d’Etat » et les « appareils idéologiques d’Etat », ce qui n’a d’ailleurs pas empêché Althusser de critiquer violemment Gramsci, à propos notamment de son « historicisme »).

    Réalisant parfaitement que c'est dans la société civile que s'élaborent, se diffusent et se reproduisent les conceptions du monde, les philosophies, les religions et toutes les activités intellectuelles ou spirituelles qui contribuent à façonner le consensus social, Gramsci affirme, à l’encontre du marxisme orthodoxe, qu'au sein de la société la superstructure (rapports idéologiques et culturels) est dans une certaine mesure autonome par rapport à l'infrastructure (rapports économiques), et que dans certains cas c'est la première qui détermine la forme de la seconde. Il en découle que l'abolition de la propriété des moyens de production ne suffit pas à marquer le passage au socialisme. Il faut encore transformer les hommes, transformer les rapports sociaux et proposer un autre modèle de vie quotidienne.

    Alors qu'« en Orient, l'État était tout, tandis que la société civile était primitive et gélatineuse » (lettre à Togliatti 1924), en Occident, et tout particulièrement dans les sociétés modernes ou le pouvoir tend à devenir diffus, le rôle joué par la partie « civile » de la superstructure sociale, celle qui détermine la mentalité de l'époque – l’esprit du temps –, est considérable. C'est de ce facteur que les mouvements communistes des années vingt n'ont pas tenu compte. Ils ont été induits en erreur par l'exemple de la révolution de 1917 : si Lénine, en effet, a pu s'emparer du pouvoir, c'est (entre autres raisons) parce qu'en Russie la société civile était pratiquement inexistante. Dans les sociétés occidentales modernes, la situation se présente différemment : il n'y a pas de prise du pouvoir politique possible sans prise préalable du pouvoir idéologique et culturel.

    La Révolution de 1789 est un exemple : elle n'a été possible que dans la mesure où elle a été préparée par une « révolution des esprits », en l'occurrence par la diffusion de la philosophie des Lumières auprès des milieux aristocratiques et bourgeois représentant les centres de décision du moment.

    En d'autres termes, un renversement politique ne crée pas une situation, il la consacre. « Un groupe social, écrit Gramsci, peut et même doit être dirigeant dès avant de conquérir le pouvoir gouvernemental : c'est une des conditions essentielles pour la conquête même du pouvoir » (Cahiers de prison). Dans cette perspective, remarque Hélène Védrine, « la prise du pouvoir ne s'effectue pas seulement par une insurrection politique qui prend en main l'État, mais par un long travail idéologique dans la société civile qui permet de préparer le terrain » (Les philosophes de l'histoire, Payot, 1975). Dans une société développée, le passage au socialisme ne s'opèrera ni par le putsch ni par l'affrontement direct, mais par une transformation des idées générales, équivalant à une lente subversion des esprits. L'avenir n'est plus à la guerre de mouvement, mais à la guerre de positions. Et l'enjeu de cette « guerre de positions » est la culture, considérée comme le poste central de commandement et de spécification des valeurs et des idées.

    Gramsci récuse donc à la fois le léninisme classique (théorie de l'affrontement révolutionnaire), le révisionnisme stalinien des années trente (stratégie de « front populaire » ou de « programme commun ») et les thèses de Kautsky (stratégie du « vaste rassemblement ouvrier »). Parallèlement au « travail de parti », qui est un travail directement politique, il propose d'entreprendre un « travail culturel », consistant à substituer une « hégémonie culturelle prolétarienne » à l'« hégémonie bourgeoise », et qui aura pour but de rendre compatible la mentalité de l'époque (c’est-à-dire la somme de sa raison et de sa sensibilité) avec un message politique nouveau. Pour obtenir de façon durable la majorité politique, affirme Gramsci, il faut d'abord obtenir la majorité idéologique, car c'est seulement lorsque la société en place sera gagnée à des valeurs différentes des siennes propres qu'elle commencera à vaciller sur ses bases – et que son pouvoir effectif commencera à s'effriter. La situation, alors, pourra être exploitée sur le plan politique : l'action historique ou le suffrage populaire confirmeront – en la transposant au plan des institutions et du système de gouvernement – une évolution déjà acquise dans les mentalités.

    La fonction des intellectuels

    C'est évidemment aux intellectuels – à l'intelligentsia – que Gramsci demande de « gagner la guerre culturelle ». Il donne toutefois de cette catégorie une définition nouvelle, très large, Pour Gramsci, l'intellectuel se définit d'abord par sa fonction sociale (sa « dimension organique »), et par la place qu'il occupe au sein d'un processus historique. « Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d'une fonction essentielle dans le monde de la production économique, écrit-il, se crée en même temps de façon organique une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui donnent homogénéité et conscience de sa fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique » (Cahier 12).

    Les intellectuels sont donc, dans un sens non péjoratif, les « commis » du groupe dominant : ce sont eux qui organisent « le consentement spontané des grandes masses de la population à la direction imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant » et qui, en même temps permettent « le fonctionnement de l'appareil de coercition de l'État ». La tâche de la nouvelle intelligentsia sera de conquérir la majorité idéologique, « terreau » sans lequel le pouvoir en place ne peut que dépérir. C'est au niveau de ces « intellectuels organiques » que Gramsci recrée le sujet de la politique et de l'histoire – « le Nous organisateur des autres groupes sociaux », pour reprendre une expression d'Henri Lefebvre (La fin de l'histoire, Minuit. 1970). Ce sujet n'est plus le Prince ni l'État, ni même le parti, mais l'avant-garde intellectuelle qui, par un lent « travail de termites » (évoquant la « vieille taupe » dont parle Marx), remplit une « fonction de classe » en se faisant le porte-parole des « groupes représentés dans les forces de production » et en donnant au prolétariat l'« homogénéité idéologique » et la conscience propre à assurer son hégémonie (terme qui, chez Gramsci, remplace et déborde celui de « dictature du prolétariat »)

    Au passage, Gramsci détaille les moyens qu'il estime propres à la persuasion permanente: appel à la sensibilité populaire, renversement des valeurs courantes, création de « héros socialistes », promotion du théâtre, du folklore et de la chanson populaire, expression de nouvelles valeurs « métapolitiques » dans le domaine de la mode, de l'urbanisme, des spectacles, de la littérature, etc. Dans ses propositions, Gramsci s’inspire d’ailleurs de certains succès initiaux du fascisme italien (en 1914-15, il était assez proche du jeune Mussolini, alors leader socialiste révolutionnaire).

    Au moment où il écrit – dans le courant des années trente –, Antonio Gramsci sait très bien que l'après-fascisme ne sera pas socialiste. Mais il pense que cette période, durant laquelle le libéralisme régnera à nouveau, sera une excellente occasion de pratiquer l'encerclement du pouvoir politique par le pouvoir culturel. D'abord parce que les tenants du socialisme et du communisme y seront moralement en position de force. Ensuite parce que les régimes libéraux, où le pluralisme politique est la règle, sont par nature ceux où l'intelligentsia a le plus de libertés d'exercer sa fonction critique, en même temps que ceux ou le consensus populaire est le plus évanescent.

    Gramsci meurt le 25 avril 1937 dans une clinique italienne. Recueillis par sa belle-sœur, ses Cahiers de prison – trente-trois fascicules au total – vont exercer, après la guerre, une influence considérable, d'abord sur le PC italien qui, sous l’influence notamment de Palmiro Togliatti, va mettre en œuvre une stratégie politico-culturelle directement inspirée du « gramscisme », ensuite sur des fractions de plus en plus larges de la gauche et de l'extrême gauche des pays européens.

    Si l'on s'en tient à leurs aspect purement méthodologique, les vues de Gramsci se sont révélées prophétiques. Aussi ne doit-on pas s'étonner de la part qu'elles ont pu prendre dans la redéfinition actuelle des stratégies de gauche et d'extrême gauche. La naissance d'un véritable pouvoir culturel dans tous les pays occidentaux, la recherche d'un nouveau « bloc historique » par plusieurs partis communistes européens, l'abandon par le PC français de la notion de « dictature du prolétariat », certaines évolutions tactiques des communistes espagnols et italiens, la multiplication et la diffusion des phénomènes « culturels » dérivés de Mai 1968, tous ces événements s'inscrivent, malgré leur caractère très divers, dans un contexte profondément marqué, entre autres, par la pensée de Gramsci, dont le point d'aboutissement logique est le renversement de la « majorité idéologique » par substitution de valeurs et transformation de l'esprit du temps. Il y a quatre ans, Bernard-Henri Lévy titrait l'un de ses articles : « Gramsci, c'est fini! » (Le Quotidien de Paris, 5 Juillet 1974). On peut dire aujourd'hui : Gramsci, ça ne fait que commencer.

     

    Alain de Benoist (Le Figaro magazine, 11-12 mars 1978)

     

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