Le grand rabougrissement (M.E.G.A)
Une dégénérescence frappe les extrêmes : le Grand Rabougrissement.
On constate en effet depuis une dizaine d’années le rétrécissement des idéaux et de l’éthique des deux bords politiques (non le clivage n’est pas dépassé, oui il s’efface dans certaines luttes transversales), et ce d’autant plus que l’on s’éloigne du centre.
A droite surtout l’idéal civilisationnel se réduit aux proportions d’une publicité des années 1950, l’idéal esthétique à des copies diminuées, l’idéal moral à du signalements de vertu catholique pour salauds sartriens. La gauche n’est pas indemne : la chouinerie y a remplacé le terrorisme, les vaines festivités la grève générale, l’ordre moral mesquin l’anarchie.
Une constatation d’échec s’impose, mais n’est que le premier goût, amer, du remède.
A première vue, la gauche semble mieux s’en sortir : elle a conservé son internationalisme universalo-fraternel qui veut que Boubakar ait toute légitimité pour cloîtrer ses trois femmes et voiler des douze filles sur le sol Européen et Camille l’obligation morale de se sentir solidaire des Ouighoures et autres Afghanes. C’est grand. C’est crétin, mais c’est sans frontières.
Elle a conservé sa foi dans un Progrès à la fois technologique et moral qui permettrait bientôt de faire disparaître tout préjugé à l’encontre de Frank et Théo, parents grâce à l’androgénèse assistée par utérus portatif (chacun pouvant le porter à tour de rôle contre la peau nue de son ventre _ il y a un brevet à déposer). C’est ambitieux. C’est absurde, mais c’est innovant.
Elle a conservé son énergie révolutionnaire en créant de nouveaux concepts pour entreprendre un renversement civilisationnel radical qui décrète la laideur parfaite (ou plutôt « djeuste peurfècte, couine ») et la beauté fasciste. C’est avant-gardiste. C’est satanique mais c’est grandiose et infiniment reproductible (car valant pour la stupidité contre le privilège d’intelligence – dont la mesure serait raciste et classiste ; pour l’incivilité urbaine contre l’habitus raciste de la courtoisie ; pour le crime contre la petite bourgeoisie de l’attachement la propriété ; pour le viol contre la transphobie des lesbiennes… ad nauseam…).
Ainsi attendrait-on, si elle avait été aussi conservatrice que la gauche, une droite conquérante, chevaleresque, élitiste, élégante… Si l’on demande à la gauche un portrait robot des tares de droite on trouvera la domination, l’ordre, la rigueur, l’impérialisme, la raison d’état, la tenue (pour cacher, on s’en doute, d’infâmes turpitudes), c’est à dire un méchant doté malgré tout d’une grandeur non nulle, le type qu’on aime affronter en fin de jeu ou de film et qui devient légendaire par sa noirceur (et son bel uniforme).
Si la droite ressemblait à ce croque-mitaine elle serait un rien moins pathétique que le spectacle qu’elle offre quotidiennement.
Oui, si la gauche a su préserver son feu (que celui-ci soit gnostico-prométhéo-satanique est une autre question) la droite s’étiole dans le culte des cendres.
En effet qu’a-t-on (d’Utique) en place de ce terrible conquistador ?
On a, depuis quelques années, un rabougrissement général autour d’une nostalgie de boomeur, d’acquis théoriques périmés jamais remis en question, de formules toutes faites qui tournent en boucle depuis les années 1970 quand ce ne sont pas les années 1930 dont les intellectuels font désormais figures de gourous indépassables.
La droite se paie de mots et, grenouille triste, se représente par mille déclarations d’intentions, bréviaires, programmes et manifestes comme un puissant taureau.
Il est question d’élitisme quand ses références historiques sont obsolètes depuis des décennies non à cause d’une censure politiquement correcte mais à cause de l’avancée de la recherche ; quand ses synthèses sur les questions scientifiques sont partisanes et conduites par des personnes soit intellectuellement incapables d’avoir accès aux sources premières soit psychologiquement incapables de les considérer avec objectivité ; quand ses productions artistiques sont accueillies et promues par amitié et complaisance et dépit de leur valeur réelle ; quand, enfin, aucun concept n’est défini, fort peu de termes bien employés, ce qui n’empêche pas la masse de les scander avec ferveur, chacun remplissant leur plasticité de ses fantasmes particuliers (on pense aux fameuses « valeurs traditionnelles », au « surhomme » etc.).
Il est question de Tradition quand celle-ci a pour horizon indépassable la nostalgie des années 1950, ses images publicitaires et illustrations populaires. La « famille traditionnelle » pour laquelle tous combats doivent être menés n’est que la vision sentimentale d’une nucléarité bourgeoise mise en avant au XVIIIème siècle par les Lumières (si décriées par ceux qui la défendent) et qui s’est imposée comme idéal à travers la Révolution. Et cela ne serait pas un problème si on n’essayait pas de faire porter sa cause à l’Histoire : on peut très bien avoir des idéaux qui aient moins de cinq cents ans, moins de trente, moins de deux, même, pourquoi chercher autre caution que leur essence propre ? Deux siècles et demi n’est pas le temps de la Tradition (il est paradoxal de devoir rappeler que l’histoire des mentalités, des rôles sociaux et de la famille ne commence pas en 1789) ni le pompidolo-gaullisme l’état parfait et abouti d’un corps social qui n’en devrait plus bouger (ou seulement en remplaçant la bourse par des corporations).
Il est question de conquête quand les usuels tribuns portent un discours d’assiégés agis par leurs adversaires, de pure réaction aux offensives ; quand personne ne propose de voie nouvelle, d’idée, de système, de champ nouveau ; quand seuls deux esprits fantasques (dont l’un est mort) proposent des univers archéofuturistes pleins d’enthousiasme et d’énergie, projetant des archétypes ancestraux vers leurs métamorphoses futures. On se passe en boucle les disques de la Nouvelle Droite depuis cinquante ans : trop souvent, les originaux sont rayés et les reprises manquent de souffle comme de fond.
Il est question d’élégance et d’esthétique quand chacun se vêtit comme son milieu l’exige, comme ses influenceurs le réclament, des clones en gazelles, jean, t-shirt péchu fait en Chine mais floqué en France aux mauvais cosplays de Peaky Blinders , pantalons étriqués et vestes moulantes, en passant par les sempiternels lodens et robes à fleurs, ce qui serait fort bon si cela correspondait à une recherche personnelle et non à un uniforme de classe qui permet « d’en être » et de se débarrasser d’une question qui n’importe finalement que quand il s’agit de mépriser ceux qui ont choisi d’être d’ailleurs ou d’être à eux-même.
Il est question d’aristocratie de l’esprit et de lutte contre les « valeurs bourgeoises » quand les affinités se font avant tout par milieu, par souci du qu’en dira-t-on, par potentiel ou capital estimé, quand on cultive un entre-soi centré autour de l’éducation des enfants et de la préservation et acquisition du patrimoine, quand on méprise ou craint les bohèmes et les marginaux, bref, quand règne l’esprit Verdurin. On veut fonder l’aristocratie nouvelle sur l’audace et l’indépendance d’esprit et on piétine inlassablement sur les sentiers battus de la pensée de telle barbe du XXème siècle, on se gargarise des aphorisme du Grand Homme autorisé (lequel diffère selon le groupuscule), on crée des chapelles autour de Maîtres dont il va de soi qu’ils écrivent d’or chaque ligne.
Il est, enfin et surtout, question de chevalerie, de discipline et de tenue morale quand les excités de la dévirilisation se caractérisent d’abord par la fragilité de leurs nerfs et l’hystérie de leur ton ; quand les prêcheurs les plus médiatiques des « valeurs traditionnelles » (que l’on est toujours bien en mal de définir) offrent en public, ou cachent habilement, des pratiques incompatibles avec leurs discours sur la famille et la parole donnée ; quand on ne définit son éthique qu’en creux, par l’inversion turbulente du nouvel ordre moral de gauche. Ainsi au lieu d’hommes impeccablement violents dans le combat et impeccablement courtois en société (l’idéal chevaleresque contrebalance l’extrême brutalité épée en main par l’extrême douceur dans le service _ mot important _ des civils, des dames et des faibles) il est devenu tendance d’être impeccablement médiocre dans son agir et impeccablement mufle dans son parler. Une certaine droite semble s’être donné pour mission d’incarner les caricatures les plus viles tendues par la gauche, du basket of deplorables au kéké de plage ( chad ) ou fratboy odieux, toutes tendances venues des États-Unis. La mode contrarienne glorifie ainsi l’inversion des valeurs chevaleresques : il faut être moqueur avec les pauvres, méprisant avec les faibles, cruel avec ses semblables, médisant avec tous, discourtois avec les femmes ; il faut cracher sur la charité (si possible en insultant un clochard), souiller l’environnement (et jeter ses mégots au sol, car évidemment il faut fumer), frapper les freluquets isolés (bonus si on se filme le faisant avec une diction de racaille). Être un parfait soudard de papier associé à un parfait cultivateur d’hémorroïdes de bureau. Devenir une merde pour le seul panache de donner des nausées à la gauche. Devenir, par anti-sartrisme, l’incarnation même du Salaud.
Et, ce faisant, afficher un catholicisme d’opérette tridentine.
Ayant annexé la morale dans sa lutte contre toute domination, c’est bien la gauche qui semble désormais jouer le rôle du chevalier défendant l’orphelin (en priorité d’importation) et la veuve (singulièrement celle du brigand), étatisant la charité et résumant la courtoisie à une novlangue politiquement correcte. Mais elle aussi a perdu en superbe.
Devenue chasse gardée d’urbaines véganes du tertiaire, de peubo (petites-bourgeoises bohêmes), sa radicalité s’est dissoute dans la consommation et le confort et elle se réduit la plupart du temps à veiller et dénoncer, si possible derrière un Mac dans un café biovégé. Parfois des rendez-vous sont donnés IRL pour une action collage-insta ou une chorégraphie américaine (latine ou afro-étatsunienne). Les Black Blocks sont principalement là pour le folklore et emmerder les PME en brisant leurs vitrines, les antifas pour économiser le prix d’une domina en se faisant later gratos par des zouaves en gazelles. On va twerker devant tel ministère, saccager telle succursale de quartier d’une quelconque banque mais surtout laisser tranquilles les sièges des média, des GAFAM, de Monsanto, ne pas toucher aux data centers. On va massivement emmerder le monde aux repas de famille plutôt que prendre tel PDG en otage.
La violence est passée de l’intensité ciblée à une généralisation de la cassecouillerie geignarde, du cobra au moustique.
Les manifestations, elles, se dissolvent dans la répétition et l’inéluctable folklorisation au bout de six itérations : la grève générale, le bon gros blocus à échelle nationale sur plusieurs jours, semble impossible. Serait-ce parce que les syndicats ont passé les vingt dernières années à cultiver les divisions identitaires et réclamer des mesures esthétiques à base de porc ou de son absence et de congés halaux (pluriel de halal) plutôt qu’à entretenir une solidarité et une sociabilité ouvrières ? Ce serait en tout cas la réponse pré-pensée de la droite.
Enfin et surtout, le rabougrissement le plus flagrant, celui qui fait le plus honte à la gauche historique, est sa transformation en petite ligue de vertu chiante qui scrute avec mesquinerie la compatibilité de toute vie et de toute œuvre avec la dernière édition de son credo. Cette gauche qui subissait la censure en a pris le contrôle avec hargne, celle qui réunissait les proscrits est désormais l’origine de tout bannissement, celle qui, avec Brassens, se réjouissait d’avoir « mauvaise réputation » mène des campagnes de communication pour détruire la réputation d’écrivains et de saltimbanques divers et ne présente jamais la moindre excuse quand elle a frappé à tort.
Face à ce consternant tableau, que faire ?
Tout d’abord se réjouir : le plus pénible est passé et la joie peut accompagner la reconstruction (c’est en général le moment où on perd la gauche qui se satisfait des choses déconstruites, c’est à dire des friches ou des ruines).
Une fois n’est pas coutume, détournons une formule états-unienne : Make Extremes Great Again. Quoi de mieux que le « MEGA » pour lutter contre le minirabougri ?
L’important n’est pas extremes : le centre aussi ou les bords mous peuvent avoir ambition de grandeur ; c’est encore moins again : il faut inventer et non imiter, regarder en avant, non en arrière et, tel Golgoth, créer sa piste là où il n’y a plus de route ; l’important c’est évidemment great. Pas minable, pas petit : pas dissimulateur de lames de rasoir dans les autocollants, pas bastonneur de demi-portions, pas aigri moqueur des internets, pas harceleur grégaire, pas consommateur gâté pressé de gagner un point de morale sur le dos des créateurs qui ont enchanté son enfance, pas censeur des voix opposées, pas aveugle volontaire à tout ce qui dérange son safe space mental.
Voici donc, en synthèse à emporter dans sa poche ou entre deux neurones, le manifeste MEGA (où du nom que vous voudrez bien lui donner) :
Soyons grands !
Choisissons la création, non la réaction. Traçons notre propre route, créons nos propres concepts. Que nous importe de répondre aux questions d’actualité, aux injonctions du camp d’en face ? Ne nous laissons sommer ni par le quotidien ni par nos adversaires : créons l’actualité, définissons les enjeux de demain, inventons une voie dans l’espace vierge.
Choisissons l’exigence, non la complaisance. Exigence envers soi-même, mais laissons aussi l’œil sévère et objectif de nos camarades nous aider et en retour sachons dire à ceux de notre bord ce qui doit être revu, retravaillé, repensé, comme ce qui n’aurait pas dû se produire. Soyons exigeants dans nos œuvres intellectuelles et artistiques comme dans notre tenue. Sachons condamner notre propre bord plus fermement encore que celui d’en face puisqu’il nous est plus cher. Soyons maîtres de nous avant que d’essayer de l’être de l’univers,
Choisissons l’audace, non la reproduction. Osons allez où nos pairs rechignent, osons mettre sur la table ce qui circule à bas bruit, osons nous extraire du nid familier, du poêle ronronnant, osons regarder de l’autre côté de la colline. Et si les plantes qui poussent de l’autre côté de la colline peuvent nous être profitable, peuvent être admirables, sachons le reconnaître et en faire usage. L’objectivité doit dépasser la partisanerie et les vertus cultivées pour elles-mêmes sans se soucier de leur étiquette du moment. Quand bien même l’entièreté de notre chapelle nous donnerait tort, sachons faire confiance à notre propre pensée et poursuivre notre propre quête.
Choisissons la gratitude, non la plainte. Gratitude envers ce que notre temps nous offre de bon et d’agréable, envers ce qui nous a élevé, nous a ému ou ravi, envers tous les facteurs et les personnes qui nous permettent d’être qui l’on est aujourd’hui. La facilité est de rejeter, de condamner, de se plaindre de l’ici en idéalisant un ailleurs temporel, géographique ou idéal. Il faut reconnaître les bienfaits dont on profite, même venus de ce que l’on condamne idéologiquement.
Choisissons la grandeur, non le calcul. Soyons fidèles à ce qui ne passe pas : la vérité, la justesse, le bien agir, la beauté et non soumis à d’éphémères intérêts de groupuscule ou de camp. Qu’importent les conséquences de votre prise de position ou de votre action sur l’opinion d’autrui, de votre camp ou d’un autre, pourvu qu’elle soit juste ? Pensons large, agissons avec générosité.
Associons la plus grande violence à la plus grande bonté. Que la main droite combatte et que la main gauche serve et honore. Rejetons les demi-mesures : il faut être extrêmement violent dans son corps et dans sa pensée et extrêmement doux dans son service des humbles, des faibles et de nos pairs. Il faut détruire ce qui nous menace sans l’insulter, tuer sans déshonorer, dominer sans brutaliser, et hors de la lice ou du ring, tel le plus grand roi, servir en souriant.
Et moi, ayant pensé cela, j’aurai autant de mal à l’appliquer que vous, autant de mal à sortir de mon propre rabougrissement, l’observateur n’échappant pas à l’observation. Mais nous nous efforcerons, chacun et ensemble, à être chaque jour moins minable que la veille.
Mahaut Hellequin (Flamberge et Belladone, 5 décembre 2021)