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  • Le brouhaha médiatique autour de l’Ukraine est une guerre de diversion...

    Nous reproduisons ci-dessous une tribune libre de Jean-Luc Basle pour le Centre français de recherche sur le renseignement consacrée à la crise ukrainienne.

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    Le brouhaha médiatique autour de l’Ukraine est une guerre de diversion

    Son objet ? Détourner l’attention du public des propositions d’architecture européenne de sécurité que la Russie a soumises le 15 décembre aux États-Unis et à l’OTAN. Le brouhaha est si intense que Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine, a demandé au cours de sa conférence de presse du 28 janvier d’y mettre fin arguant que ses rumeurs ruinent l’économie du pays. Depuis la chute de l’Union soviétique en décembre 1991, douze nations ont rejoint l’OTAN. Cette expansion est perçue comme un encerclement par les autorités russes, comme le montre la carte ci-jointe. Vladimir Poutine a décidé qu’il était temps d’y mettre fin et a envoyé les propositions susmentionnées aux autorités occidentales. Elles sont inacceptables du point de vue américain puisqu’elles remettent en question les acquis des dernières décennies. Ce serait l’impasse si Emmanuel Macron, en tant que président de la France mais aussi en tant que président de l’Union européenne, n’avait pas pris langue avec Vladimir Poutine le 28 janvier, reconnaissant ainsi qu’il prenait au sérieux les propositions de son homologue russe, ignorant le brouhaha ambiant. 

    Sécurité indivisible ou porte ouverte

    La réponse américaine, remise à Moscou le 26 janvier, oppose une fin de non-recevoir au projet russe, mais n’en contient pas moins des contre-propositions relatives aux missiles nucléaires à moyenne portée, et aux manœuvres militaires des deux parties — propositions qui ne satisfont pas les Russes. Le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov l’a fait savoir. Pour justifier leur projet d’architecture, les Russes s’appuient sur le principe de l’indivisibilité de la sécurité qui stipule que la sécurité d’une nation ne peut se faire au détriment d’une autre — principe inscrit dans les déclarations d’Istanbul de 1999 et d’Astana de 2010 signées par les membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération (OSCE) en Europe dont les États-Unis, la Russie, l’Ukraine, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, etc. À ce principe, les États-Unis en opposent un autre, celui de la « porte ouverte » qui donne à toute nation le droit de s’allier à toute autre nation sans égard à l’impact d’une telle alliance sur une ou plusieurs autres nations — principe inscrit dans l’Acte final d’Helsinki et la Charte de Paris pour une nouvelle Europe.

    L’Ukraine : un pion dans l'échiquier mondial

    Alors que l’objectif de Vladimir Poutine est l’établissement d’un nouvel ordre européen, les dirigeants et médias occidentaux concentrent leur attention sur l’Ukraine. La Russie serait sur le point d’envahir l’Ukraine. Cela a été répété à satiété et Joe Biden l’a évoqué dans sa conférence de presse du 19 janvier, menaçant en ce cas la Russie de sanctions économiques. C’est un leitmotiv dans les chancelleries et médias qui s’appuie sur la présence de 100 000 soldats russes à cent kilomètres de la frontière, photos[1] à l’appui. Les Russes ont pris soin de faire savoir en de nombreuses occasions qu’ils n’avaient aucunement l’intention d’envahir l’Ukraine. La seule raison qui les inciterait à le faire serait pour venir en aide aux russophones du Donbass si Kiev lançait une attaque, ce que le président Zelenski se garde bien de faire sachant que ses forces armées ne sont pas en mesure de la mener à bien.

    Ces mêmes médias oublient de rappeler que la situation actuelle émane de la Révolution Maïdan de février 2014 — un coup d’État ourdi par les États-Unis. Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État pour l’Europe et l’Eurasie s’en est d’ailleurs vanté en précisant qu’elle avait dépensé cinq milliards de dollars[2] à cet effet. Les Occidentaux accusent aujourd’hui la Russie de vouloir reprendre le contrôle de l’Ukraine, après avoir récupéré la Crimée en mars 2014. Cette révolution n’eut pas l’heur de plaire aux Ukrainiens russophones, majoritaires dans la province du Donbass. L’imposition de l’ukrainien comme langue officielle fut la goutte qui fit déborder le vase, incitant les républiques de Donetsk and Louhansk à faire sécession. Pour l’éviter, la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne et la France formèrent un quatuor, rapidement baptisé « Normandy format ». En février 2015, ils signèrent les Accords de Minsk par lesquels les Ukrainiens s’engageaient à rédiger une nouvelle constitution accordant une large autonomie aux républiques sécessionnistes. Sept ans plus tard, aucun accord n’est intervenu entre les parties. Les États-Unis ont fait pression sur la Russie pour que celle-ci s’insère dans ce processus ce qu’elle a refusé de faire.

    L’Ukraine est liée à la Russie. Kiev fut un temps la capitale de la Russie. C’est en raison de ce lien étroit que le politologue américain d’origine polonaise, Zbigniew Brzezinski, se référant au géographe anglais Halford Mackinder, écrira dans Le Grand échiquier que la domination de la Russie passe par l’Ukraine. « Sans l’Ukraine, écrit-il, la Russie cesse d’être un empire eurasien ». Or, l’objectif des néoconservateurs est l’établissement d’un nouvel ordre mondial qui présuppose la soumission de la Russie. L’Histoire montrera que Brzezinski s’est trompé. Ce n’est pas la Russie qui s’est effondrée mais l’Ukraine — aujourd’hui en banqueroute.

    Pour ce faire, ils ont poursuivi une politique d’encerclement de la Russie. Aux douze membres fondateurs de l’Alliance atlantique, créé en avril 1949 pour faire face à la menace soviétique, se joindront la Hongrie, la Pologne, la République tchèque en 1999, puis en 2004 ce sera le tour de la Bulgarie, de la Lituanie, de la Slovaquie, de la Slovénie, de l’Estonie, et de la Lettonie — ces deux derniers ayant une frontière commune avec la Russie. En outre, la déclaration de Bucarest d’avril 2008 entrouvre les portes de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine — cette déclaration provoquera la guerre de Géorgie d’août 2008 qui se soldera par le contrôle des républiques d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie par la Russie. Cette déclaration surprend, non seulement par la menace qu’elle fait peser sur la Russie mais aussi par l’inclusion d’une nation corrompue, l’Ukraine,[3] dans la liste des nations susceptibles d’adhérer à l’Alliance atlantique et à ses valeurs démocratiques. Pour atteindre leur objectif, les Occidentaux ont prêté 35 milliards de dollars à l’Ukraine par l’intermédiaire du Fonds monétaire international, de l’Union européenne et des États-Unis, sans compter les livraisons d’armement qui s’élèvent à un demi-milliard de dollars pour les seuls États-Unis — montant qui devrait croître prochainement, si l’on en croit les déclarations de certains sénateurs américains.

    Les sanctions

    Les sanctions présument un coup d’État russe, une opération sous faux drapeau, voire une invasion pure et simple de l’Ukraine. Quelles seraient-elles ? L’exclusion du système SWIFT[4], la limitation d’achats de gaz et de pétrole russes et l’annulation d’un contrat d’approvisionnement par le biais d’un gazoduc, nouvellement terminé, Nord Stream II.[5] Ces sanctions sont inapplicables et ne font l’unanimité ni au Congrès, ni en Europe. Le 14 janvier, des sénateurs démocrates ont eu recours, avec l’accord du président Biden, à une procédure d’obstruction[6] que par ailleurs ils désapprouvent, pour s’opposer à un projet républicain de sanctions qu’ils trouvaient excessif. Les Européens qui règlent leurs achats de gaz et de pétrole par le biais de SWIFT ne peuvent accepter que la Russie en soit exclue. Cela les obligerait à adopter un système parallèle lent, coûteux et moins sûr pour régler leurs factures de gaz et de pétrole. Ils dépendent de la Russie à 40% pour leurs approvisionnements en gaz et à 20% pour leur approvisionnement en pétrole. La décision d’Angela Merkel d’arrêter les centrales nucléaires dans des délais très brefs a créé une dépendance accrue de l’industrie et des foyers allemands à l’égard de la Russie. Le Qatar, contacté par les États-Unis, ne peut satisfaire les besoins européens sans pénaliser ses clients asiatiques. Ironie de l’histoire, un gazoduc qui devait relier l’Iran à l’Europe en 2017, a été annulé à la suite des sanctions américaines frappant ce pays. Un autre gazoduc qui devait relier le Qatar à l’Europe, en passant par l’Arabie saoudite et la Syrie, n’a jamais vu le jour. Dans une récente étude[7], le think-tank Bruegel conclut que l’Europe peut survivre à une brève et forte interruption de son alimentation en gaz, mais ne peut tolérer un arrêt prolongé.

    En résumé, les sanctions divisent plus qu’elles ne rallient à la cause néoconservatrice. Elles sont une menace plus virtuelle que réelle, inapplicables dans les faits, faisant tout autant, voire plus de tort à l’Europe qu’à la Russie, comme le passé l’a démontré.

    Que veut Vladimir Poutine et pourquoi maintenant ?

    La sécurité pour son pays. Il l’a expliqué dans de nombreux discours et conférences de presse. Dans celle du 17 juin 2016, il souligne que les missiles américains installés en Roumanie dirigés contre l’Iran, pourraient tout aussi bien l’être contre la Russie. Il ajoute que ces missiles Tomahawk dont la portée leur permet d’atteindre Moscou en quelques minutes, peuvent être indifféremment équipés de charges conventionnelles ou nucléaires. S’adressant aux journalistes occidentaux, il leur demande « Comment puis-je savoir de quelle charge ils sont équipés s’ils se dirigent vers nous ? ». Puis il ajoute, quelque peu énervé : « Que puis-je dire d’autre pour vous convaincre du climat d’insécurité dans lequel nous vivons ? »

    Poutine souhaite une aire géographique de sécurité autour de la Russie dépourvue de missiles — une aire semblable à celle dont jouissent les États-Unis. Les médias ont déformé ses propos en parlant de « sphère d’influence » laissant entendre que son objectif réel était la domination de l’Europe — oubliant ou ignorant que les États-Unis jouissent d’une telle aire depuis la doctrine Monroe[8] — aire qu’ils n’ont cessé d’élargir. L’objectif de Poutine est légitime. Le chef de la Marine allemande, l’amiral Kay-Achim Schönbach, l’a reconnu. Son franc-parler lui a valu de démissionner. Des chefs d’État aussi prestigieux que Bismarck, Metternich ou le cardinal de Richelieu, artisans de l’équilibre des forces en présence, seraient d’accord. C’est aussi dans ce sens qu’il faut comprendre la remarque de Vladimir Poutine quand il dit que la chute de l’Union soviétique fut la plus grande catastrophe du XXe siècle parce qu’elle rompit l’équilibre des forces qui assurait la paix en mettant fin à la destruction mutuellement assurée — pilier de la Guerre froide. Sa remarque n’a rien d’un quelconque regret idéologique ou puéril, comme le laissent entendre les médias occidentaux — sentiment au demeurant étranger à ce dirigeant hyper-rationnel peu sujet aux états d’âme.

    Poutine a bien choisi son moment pour agir. Les États-Unis sortent affaiblis de la guerre en Afghanistan. Le slogan de Joe Biden, « l’Amérique est de retour », n’a guère convaincu. Son programme de revitalisation et de rééquilibrage de l’économie s’est perdu dans les méandres du Congrès, sans espoir de retour. Le dollar — l’un des piliers de la puissance américaine — est fragilisé par la politique des États-Unis. Sa valeur tient pour partie à la bonne santé de l’économie américaine. Or non seulement, la dette publique est financée à 40% par la création monétaire et les investisseurs étrangers, mais la position extérieure nette[9] des États-Unis est négative. Elle s’élève à 15 420 milliards, soit 67% du produit intérieur brut, et rend potentiellement le dollar vulnérable aux aléas de la politique mondiale.

    Dans son discours du 1er mars 2018, Poutine regrettait de ne pas être écouté. Il le sera désormais car il s’en est donné les moyens. L’économie russe est sortie de la dépression qu’elle a connue sous Eltsine. Elle est peu endettée et dispose d’importantes réserves de change. Avec des ressources dérisoires — le budget de la défense est le dixième du budget américain — Poutine a construit une défense moderne[10] à la pointe de la technologie. Les liens qu’il entretient avec la Chine et l’Inde, accroissent sa stature internationale, et son appartenance à l’Organisation de la coopération de Shanghai — une alliance économique, politique et militaire qui rassemble neuf Etats dont la Chine, l’Inde, et l’Iran, soit 40% de la population mondiale avec un produit intérieur brut égal à près de 30% du total mondial — le sort d’un isolement supposé.

    Fin de partie

    Dans un récent article,[11] Ross Douthat, journaliste du New York Times, note qu’après « une génération de mauvaises décisions, le temps est venu [pour les États-Unis] d’entamer une retraite digne et décente (de la scène mondiale). » Deux journalistes de Politico[12] vont plus loin en recommandant la création d’une zone de sécurité pan-européenne dépourvue de missiles balistiques, la limitation des troupes auprès des frontières, l’engagement de ne pas admettre l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN pendant les 20 à 25 prochaines années, et la neutralité de l’Ukraine.

    Quand vous devez faire appel à votre concurrent, voire votre ennemi, comme le fit Anthony Blinken qui appela son homologue chinois Wang Yi le 27 janvier pour lui demander de l’aide dans le conflit qui l’oppose à la Russie, et quand le même jour, votre adjointe en la personne de Victoria Nuland se permet de menacer ce dit concurrent s’il ne vient pas à votre aide, vous savez ou devriez savoir que vous avez perdu la partie.

    Avec son projet d’architecture européenne, Vladimir Poutine a sifflé la fin de la partie qui a débuté en décembre 1991. Il pose un dilemme aux États-Unis. S’ils acceptent sa proposition, ils renoncent à l’hégémonie. S’ils la refusent, ils s’exposent aux mesures de rétorsion technico-militaires annoncées par Poutine qui n’en a pas précisé la nature. Ce faisant, le dirigeant russe s’est enfermé dans son propre dilemme, car il doit réagir fermement si les Américains refusent d’adhérer à ses propositions au risque de perdre toute crédibilité sur la scène internationale. En tant que joueur d’échec, il a prévu le coup d’après. Quel sera-t-il ? Personne ne le sait, mais il se doit d’être dissuasif pour convaincre les États-Unis de sa détermination, sans être excessif pour ne pas susciter une escalade qui pourrait se révéler tragique.

    C’est la fin d’une histoire — l’histoire d’une nation, les États-Unis, qui fit rêver le monde entier mais non la fin de l’Histoire, comme le croyait Francis Fukuyama. Le monde n’est pas unipolaire, comme le voulaient les néo-conservateurs, mais multipolaire, comme le souhaitent la Russie, la Chine, l’Inde et bien d’autres nations. Aux dirigeants américains de le comprendre et de l’accepter… Le brouhaha médiatique n’est qu’une diversion destinée à détourner l’attention du public, à décrédibiliser un dirigeant russe, et à saborder son projet en le présentant comme l’assaillant d’une nation sans défense, et ainsi préserver le statu quo. 

    Emmanuel Macron semble avoir compris le jeu des Américains. Attendons de voir ce que donneront ses contacts avec Vladimir Poutine, et de quelle autorité il jouira auprès de ses collègues européens dans les prochaines semaines en raison de la proximité de l’élection présidentielle en France. Si, à cette initiative de la France, s’ajoute une avancée dans les négociations qui se tiendront prochainement à Berlin entre les quatre membres du « Normandy format », il est permis d’espérer une résolution pacifique de la crise, une résolution pan-européenne, sinon globale. L’approche française n’est certes pas du goût de Washington, mais compte-tenu du traitement accordé à la France dans l’affaire AUKUS[13], cela ne devrait guère inquiéter Paris.

    Jean-Luc Basle (Centre français de recherche sur le renseignement, 2 février 2022)

     

    Notes :

    [1] Démonstration a été faite que les photos utilisées pour démontrer le rassemblement de troupes russes sont truquées : « A ‘Pathogenetic’ Conflict – There is no Russian Invasion Threat to Ukraine », 25 Janvier 2022.

    [2] Ukraine : Interviewer Victoria Nuland ou comment ne rien comprendre à la crise.

    [3] Transparency International le classe au 117e rang en 2020 (sur 180 nations analysées).

    [4] Service de messageries extrêmement efficace qui certifie les ordres interbancaires de transfert de fonds.

    [5] Certains vont plus loin, comme le sénateur Roger Wicker qui envisage l’usage d’armes nucléaires, ou Evelyn Farkas, sous-secrétaire d’Etat adjointe à la Défense de 2012 à 2015, qui le laisse entendre. A ces violences verbales, certains analystes russes répondent par des propos tout aussi agressifs.

    [6] Filibuster.

    [7] Can Europe survive painlessly without Russian gas? Bruegel – Jan. 27, 2022.

    [8] Message du président James Monroe au Congrès en 1823 dans lequel il s’oppose à toute intervention militaire européenne dans les Amériques.

    [9] La position extérieure nette d’une nation représente la différence entre son actif et son passif financier. Une position nette négative représente une dette vis-à-vis de l’étranger.

    [10] “Russia’s Military, once creaky, is modern and lethal”, 27 janvier 2022.

    [11] “How to Retreat from Ukraine”, New York Times, Jan. 22, 2022

    [12] “How to Get What We Want from Putin, by Thomas Graham and Rajan Menon”, Politico, January 10, 2022

    [13] Alliance tripartie, Australie, Grande-Bretagne, Etats-Unis, de septembre 2021 pour contrer la Chine, qui s’est soldé pour la France par l’annulation de son contrat de fourniture de sous-marins à l’Australie d’un montant de 40 milliards de dollars.

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