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hagiographie

  • Saint Jobs et saint Babu, priez pour nous !...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent point de vue de Claude Bourrinet, cueilli sur Voxnr, à propos des apothéoses médiatiques de Steve Jobs et de Babu, l'éphémère "héros du métro"...

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    Saint Jobs et Saint Babu, priez pour nous !

    Qui eût dit, qui eût cru que ce monde, si matérialiste, si marchand, si près d’un nombril démultiplié à l’échelle de la planète, verserait dans un genre, l’hagiographie, un style venu d’un autre âge, projeté d’une société de pénurie et d’ascétisme.
    Deux morts s’inscrivent dans une lignée récente d’apothéoses médiatiques, dans laquelle on mettra Jean Paul II, Lady Di, Mickaël Jackson, et d’autres. Ce sont celles de Steeve Jobs et de Babu l’Indien.

    Pourquoi un tel engouement pour les vies, ou les morts, de saints, ou de pseudo-saints ? Car notre société n’enorgueillit de son niveau technique, scientifique, industriel. Il semble que, désormais, l’intelligence se soit débarrassée des attaches superstitieuses, des racines identitaires, des erreurs de jugement, qui l’empêchaient d’accéder enfin à la vraie liberté, à la maîtrise du temps et de l’espace. Ainsi la planète, déterritorialisée, unifiée par un maillage électronique, a-t-elle atteint ce degré de communion cybernétique qui remplace avantageusement les tentatives catholiques de jadis, si maladroites. Maintenant, chaque pratiquant est relié en temps réel à tous les coins de la Terre, et a l’impression de participer à une aventure inédite, la mise en place d’une utopie différente des autres. Car, grâce aux claviers, aux écrans, aux tablettes portatives, l’action par la communication est possible partout, et partout l’exercice de la libre disposition de son être.

    Pourtant, tout cela sonne faux. L’écran est triste, hélas ! et j’ai lu tous les mails… Je crois penser « différemment », et je répète à l’infini les déclinaisons du sabir massifié…

    La soudaine éruption de l’émotion, une affectivité disproportionnée, révèle davantage que les analyses froides de la solitude contemporaine.

    Nous avons pris connaissance avec stupeur des propos dithyrambiques de personnalités médiatiques sur la mort de Steve Jobs. Les vedettes du showbiz, de la politique, des médias, l’homme de la rue, ont manié l’hyperbole. C’est ainsi qu’on a perdu « un visionnaire et un créateur de génie », « un être humain incroyable », un homme qui a « changé le monde », une « étoile », un « esprit novateur », un « visionnaire », « un génie dont on se souviendra comme d'Edison et d'Einstein », quelqu’un qui a appris à « penser différemment », à « partager », un « entrepreneur » etc. On met en avant le mythe, l’Américain qui s’est fait tout seul, à partir de rien. On ne manque pas non plus de louer sa grande simplicité de vie, sa disponibilité, son désintéressement même.
    L’autre mort, c’est celle de Rajinder Singh, dit Babu, un Indien qui aurait secouru, à la station Crimée, une femme agressée, et qui, à la suite de cette rixe, serait tombé sur la voie, s’électrocutant. Un héros, donc. Un hommage lui a été rendu, par des associations, des anonymes sensibles à « son altruisme », et par deux ministres de la République, celui des transports, Thierry Mariani, et celui de la Culture, Frédéric Mitterrand, à l’affût de toute occasion médiatique de se montrer, au risque du grotesque.
    D’un côté, une sorte d’évêque de l’Eglise internet, de l’autre, un clochard céleste, ou du moins métropolitain. Le prélat reconnu et le moine girovague. L’un, intégré au grand système mondial d’arraisonnement des consciences, l’autre, figure du nomadisme planétaire, pauvre et sans papier. Tous deux, finalement, des icônes d’un monde qui cultive l’ubiquité comme source d’existence.

    On voit bien par là que nous demeurons en pleine religiosité, et que les dépositaires de la puissance publique sont à la traîne des vagues d’émotions irrationnelles qui soulèvent régulièrement l’opinion, cherchant dans le contact empathique le pouvoir qu’ils n’ont plus que dans le degré d’illusion que leur laisse un monde décomposé, éclaté, fluctuant et vide.

    Car il est bien sûr évident que toute ce cinéma, cette auto-sidération, n’est qu’un rideau de fumée, une vapeur toxique, un brouillard poisseux qui cache une réalité plus sordide. Les scenarii roses des vedettes médiatiques sont des ornements qu’on a vite fait d’ôter pour montrer la hideur contemporaine.

    Babu le héros, par exemple. Il n’a pas fallu quelques heures, et le visionnement des images de la fameuse rixe, pour qu’on s’aperçoive que la prétendue victime était en fait l’agresseur, et le saint un être porté par la violence et la haine. Maître d'Ollone, l’avocat de l’accusé, a beau jeu de s’exclamer : "Je ne comprends pas pourquoi on a donné une telle coloration à cette affaire, ni pourquoi on a parlé d'une tentative de vol de portable. J'imagine que ce scénario n'est qu'une accumulation de on-dit et de rumeurs".

    « Rumeurs », « on-dit », accusations gratuites et expéditives, précipitation des politiques en mal de reconnaissance … voilà un air que l’on connaît.
    Quant à Steve Jobs, qu’on se permette d’en rire, même si la mort d’un homme atteint du cancer est chose pitoyable. Non seulement parce que cet individu était connu pour ses colères noires, sa propension à la rétention technique, au secret, pour ses ruses de commercial, mais aussi parce qu’il avait assis sa réussite, comme bien des industriels des pays droit-de-l’hommistes, sur l’exploitation quasi esclavagiste d’ouvriers chinois. Apple fait en effet partie des entreprises (Dell, IBM, Ericsson, Philips, Microsoft, HP et Nokia) où les conditions de travail sont inhumaines, où il est d’usage de travailler jusqu’à « épuisement », où les heures supplémentaires s’échelonnent de 36 à 160 heures, où la durée quotidienne de travail est de 10 à 14 heures, l’intensité de production à la limite de ce que l’on peut endurer, où le taux de suicide est très élevé.
    Mais que l’on se rassure : contribuer à la fortune d’un saint n’a pas de prix.

    Claude Bourrinet (Voxnr, 8 octobre 2011)

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