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Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueilli sur Geopragma et consacré au besoin pour la France d'une affirmation souveraine. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.
Souveraineté française : l’urgence du déconfinement mental
Cela part vraiment dans tous les sens. Après le black-out forcé des populations occidentales terrées chez elles à des degrés divers pour parer l’effondrement de systèmes de santé -Potemkine, voilà que le déconfinement ouvre une autre boite de Pandore, celle de la violence sociale, du communautarisme et du « racialisme » triomphants ; au nom de l’antiracisme naturellement, car on n’est pas à un cynisme près. Mi terrorisés, mi séduits, on écoute comme on le ferait d’oracles, tous ceux qui veulent couper le souffle à jamais aux nations et aux Etats, pour en finir avec ces survivances tyranniques qui soi-disant étouffent la liberté et l’égalité d’individus hyper-narcissiques et revendicatifs.
Cette déstabilisation se produit à la faveur d’un drame ordinaire de l’ultraviolente Amérique. 350 millions d’habitants. 300 millions d’armes à feu. Seuls les bébés ne sont pas armés dans ce pays. Et la police risque sa vie à tout instant pour protéger la population d’une délinquance endémique et éviter que chacun n’en vienne à se faire justice lui-même. Une Amérique toujours aussi raciste néanmoins, bien au-delà des rangs policiers. Huit ans d’un président noir n’y auront rien changé et d’ailleurs lui-même n’aura pas fait grand-chose. Une mort inique et tragique qui allume la mèche d’une trainée de poudre disproportionnée et inquiétante par les débordements qu’elle permet. Les images qui saturent nos écrans depuis 10 jours illustrent bien la décadence de l’Empire. L’empire américain n’est plus. Il se bat pour ne pas mourir tout à fait, pour reprendre en main ses vassaux, pour redéfinir les nouveaux standards du monde en toutes matières (notamment financière avec l’émergence d’un nouvel étalon-or que serait le dollar à l’heure où la guerre pour le contrôle des crypto monnaies fait rage).
Mais on ne domine véritablement que par l’exemple. Et l’Amérique n’est plus un exemple depuis bien longtemps. Cela ne date pas de Trump. Le discrédit moral s’est creusé depuis 20 ans et il est devenu irrattrapable. La Chine s’est engouffrée dans la brèche et ne lâchera plus la corde. Elle exprime désormais sans fard son ambition. La France a peut-être compris qu’il s’agissait de connaitre et pratiquer l’adversaire pour mieux le combattre. Elle n’a, pour une fois, pas embrayé sur la curée américaine envers Pékin accusé d’avoir diffusé sciemment le virus au monde entier pour se venger d’une guerre commerciale voulue par Washington. Paris dit même vouloir nouer un « partenariat stratégique global » avec Pékin. Pourquoi pas ? Du moment que l’on ne quitte pas une badine pour une autre.
Mais cette intelligence de situation conjoncturelle ne suffit pas à articuler une stratégie de puissance et d’influence digne de ce nom. Tant que nos dirigeants refuseront de comprendre la pertinence protectrice des nations et des frontières, tant qu’ils nieront l’essence des peuples et la singularité du lien patriotique inscrit dans une histoire structurante, creuset d’une identité nationale, notre Terre ne restera à leurs yeux embués qu’un vaste espace indifféremment peuplé, dépeuplé, repeuplé par ceux qui la traversent et auxquels il est de bon ton de ne rien demander d’autre que de servir la voracité consumériste mondiale. Au-delà des grands discours, nous nous refusons toujours, par dogmatisme sectaire et naïf, à structurer une vision de ce que doit être notre pays sur la scène mondiale, à nourrir une ambition nationale, encore moins à la concrétiser méthodiquement. On avance par à-coups et par « coups » aussi. Or, l’opportunisme n’est jamais qu’une habileté tactique, en rien une stratégie. C’est là que cela se gâte. Alors que le monde entier a pris le tournant réaliste et se met en ordre de bataille, alors que les alliances sont à géométrie variable car on ne croit plus à rien ni à personne (tout en affectant de vouloir la concorde et le dialogue multilatéral), alors que toutes les nations sont en danger de mort si elles ne trouvent pas le courage d’affirmer leurs intérêts nationaux pour survivre dans la nouvelle « Tour infernale » au sommet de laquelle s’écharpent Washington et Pékin, notre pays palabre, recule, s’auto-mutile et rougit toujours de lui-même.
Notre société semble l’étalon de ses sœurs occidentales, très, trop individualistes, où l’on a complètement perdu de vue la nécessaire complémentarité des droits et devoirs ; sociétés volatiles, désorientées, inconscientes des « cinquièmes colonnes » qui les minent en les culpabilisant. Leur sensiblerie est épidermique ; elles sont sur-informées mais ignorantes, déracinées volontaires, oublieuses d’elles-mêmes en se croyant à la page. Elles sont les idiotes utiles de mouvements enkystés désormais dans la chair des nations et qui fomentent tranquillement leur déliquescence, leur renoncement post moderniste à elles -mêmes dans une extase suicidaire ; elles sont les proies offertes de forces qui hurlent à la tyrannie si on ose les empêcher d’envahir l’espace public et de dénaturer le cœur même de notre vie commune et de notre bien commun. Nos sociétés post-modernes confondent souveraineté et bellicisme, patriotisme et nationalisme, frontière et haine ; elles n’ont plus de culture donc plus de boussole.
Ainsi, tel une cocotte-minute, l’Occident semble près d’imploser car le mondialisme n’a pas tenu ses promesses utopiques. Plus conjoncturellement enfin, on remarquera qu’aux Etats-Unis, l’affaire George Floyd et le déchainement de violence qu’elle a déclenché ont très opportunément fait complètement oublier un autre scandale, celui de « l’Obama-Gate » qui menaçait tout l’Establishment démocrate ; la corruption massive, sur fond de coup d’Etat en Ukraine et de déstabilisation régionale, des grandes figures du « parti de l’âne », et en premier lieu celle de J. Biden, challenger de D. Trump, est passée à la trappe. Après ses dernières maladresses, le président américain parait bien mal parti pour récupérer une partie au moins du vote noir, alors même que celle-ci avait été profondément déçue par la présidence immobile d’Obama en la matière. Mais l’économie américaine repart, infiniment plus vite qu’en Europe. Et sur l’échiquier mondial, grandes manœuvres et petites trahisons se poursuivent entre Washington et Pékin via Hong Kong, entre Moscou (qui semble à force d’avanies, avoir définitivement oublié son rêve d’Europe comme en témoigne sa nouvelle doctrine nucléaire) et Ankara en Syrie et en Libye, entre Téhéran et Israël via le Hezbollah, etc
Et nous, Français, dans tout ça ? Ah …mais nous « déconfinons » ! La grande affaire, avec une économie à terre et une incapacité à dire la vérité aux Français infantilisés à outrance : s’ils persistent à faire de l’égalitarisme et de la revanche sociale les mantras de leur citoyenneté, ceux-ci achèveront de perdre notre pays. La France est sur une ligne de crête décisive. Elle peut chuter ou prendre son envol, mais elle veut encore ignorer le précipice et croire que c’est un refuge douillet contre la brutalité du monde. Donc, nous « déconfinons » notre population et notre économie, à la vitesse de l’escargot, et sur la base folle du volontariat -nouvelle version de la démagogie politique très en vogue-. Mais le déconfinement mental lui, n’est toujours pas à l’ordre du jour. Pourtant, si la France, Phénix aux ailes brisées, ne renait pas très vite avec vigueur et fougue, « on est morts » comme dirait l’autre.
Le déconfinement doit donc être, chez nos élites politiques et intellectuelles, celui de l’état d’esprit. C’est l’heure de recouvrer enfin, tout simplement notre souveraineté ! Souveraineté tous azimuts : stratégique, diplomatique, en matière de défense et de sécurité ; souveraineté industrielle, économique, sanitaire, souveraineté technologique, numérique et même aéronautique; et naturellement notre souveraineté culturelle aussi. Nos atouts sont très nombreux. Même le carcan européen -qui n’a pas que des défauts- nous laisse des espaces d’affirmation de nos intérêts nationaux. Il suffit de les investir résolument, de les occuper, de les assumer aussi, sans se défausser au prétexte qu’ils détruiraient la dynamique européenne alors qu’ils la renforceront bien au contraire. Une fois encore, on ne fera pas l’Europe par-dessus ou contre les Nations, mais avec elles.
Mais la souveraineté, c’est d’abord dans la tête. Ce sont des limites intérieures à la complaisance, à l’inertie ou à l’obéissance. C’est de l’amour propre à l’échelle de l’Etat et de la patrie. C’est ce qui nous sauvera. Jamais plus en effet, nous n’aurons une telle chance de pouvoir nous repenser en liberté. Le Coronavirus a permis d’ouvrir les vannes budgétaires avec un prétexte en or. Il faut en profiter pour recalibrer tout notre socle régalien, pour oser enfin la puissance au nom de la souveraineté, pour reprendre du poids et du muscle sur la scène internationale. Il y a tant à faire pour qu’on nous prenne de nouveau au sérieux ! Déjà arrêter de demander la permission, arrêter d’avoir peur du jugement de nos pairs, sortir des langes…et sortir de l’OTAN pendant qu’il en est encore temps, avant que l’Alliance ne nous entraîne dans une nouvelle aventure folle en Asie ou en Afrique au nom de la sécurité mondiale mais surtout au profit des intérêts strictement américains !
La France a donc aujourd’hui une immense responsabilité : celle de mettre fin officiellement à la sujétion militaire de l’Europe aux Etats-Unis qui est tout sauf une fatalité. Cessons de nous mentir : il n’y aura, sinon, jamais de défense européenne crédible. Si nous ne choisissons pas, nous serons bientôt, tel l’âne de Buridan, morts de faim ET de soif : ni d’accord avec l’impérialisme atlantique, ni capables de lui opposer une véritable alternative adaptée aux intérêts européens et d’abords français !
On dit souvent que nous n’avons plus les moyens d’être souverains. L’excuse vient de sauter. Nous en avons désormais les moyens avec les budgets votés par l’UE pour enrayer la récession économique européenne. Evidemment, ce processus de semi-mutualisation des dettes semble approfondir un peu plus encore l’évolution fédéraliste délétère de notre Vieux Continent. C’est très grave, mais on peut pour une fois, y trouver notre intérêt propre en saisissant l’opportunité inédite des moyens du relèvement national. Pourquoi ne pas voir enfin grand, au lieu de toujours mettre des rustines ? C’est paradoxalement en réformant aux bonnes dimensions notre appareil de défense et de sécurité et notre politique étrangère (tout autant que notre politique industrielle et notre appareil sanitaire) que nous paraîtrons bientôt aux yeux de nos partenaires, qui depuis trop longtemps moquent nos fanfaronnades inconséquentes, non des cigales au petit pied, mais des fourmis ailées.
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueilli sur Geopragma et consacré aux conséquences géopolitiques de la crise. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.
Sortir du rang
Lucidité, humilité, solidarité, coopération, empathie, inventivité : une pandémie comme celle qu’affronte le monde entier depuis quelques mois aurait pu et dû être, par l’ampleur de la vulnérabilité humaine qu’elle révèle, l’occasion pour les hommes ‒ notamment les politiques occidentaux qui aiment tant la grandiloquence humanitariste ‒ de se montrer enfin concrètement grands et généreux au-delà de leurs postures moralisantes cyniques, jamais suivies d’effet.
Après la phase d’urgence sanitaire et d’improvisation plus ou moins heureuse, la récession économique et sociale généralisée qui attend la planète est en effet le socle idéal d’un rapprochement des intelligences, pour une fois affectées au bien commun et à l’amélioration d’une gouvernance mondiale en miettes. Elle aurait même pu mettre sur pause les innombrables affrontements armés mais aussi économiques et financiers (pensons aux arsenaux de sanctions manifestement contreproductives). Bref la Covid-19 est un kairos inespéré pour l’avènement du réalisme éthique dans les relations internationales. Certains y croient ou le disent, avec sincérité ou hypocrisie. Dans un cas comme dans l’autre, c’est rafraîchissant… mais parfaitement improbable.
Il n’est que de voir le rejet, à deux reprises, par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne (donc la France) mais aussi le Japon, la Corée du Sud ou le Canada, du projet russe de résolution proposant un moratoire sur les sanctions pour les pays affectés par le coronavirus. Dans un assourdissant silence médiatique et une indifférence générale, les uns et les autres de ces pays, en chœur ou en canon, ont jugé cette proposition motivée par un pur opportunisme et une volonté d’instrumentalisation russe de la pandémie… On se demande comment il est encore possible, après la masse d’avanies américaines lancées au front de la servile Europe, que celle-ci n’ait toujours pas compris que son larbinisme aggravé ne lui rapportait rien et qu’elle devait enfin apprendre à réfléchir et à agir par elle-même, comme une grande, sans toujours attendre les ordres de Washington qui la méprise et se sert d’elle.
Rappelons que ce projet était non seulement appuyé par Pékin, mais aussi par le groupe des 77 (les anciens « non alignés ») et par rien moins que le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, dont l’audace lui coûtera peut-être bientôt son poste ou certains de ses budgets. Tous ces États, toutes ces personnalités parlent dans le désert, ou plutôt dans la jungle redevenue épaisse d’un multilatéralisme dévasté et d’une brutalisation croissante des rapports interétatiques.
Les ratés du Regime change par le sang ou par les « révoltes populaires » en Europe comme au Levant ont tant crispé l’Empire en déclin, tant fait le jeu du soft power chinois et d’un relèvement imprévu de la puissance et de l’influence russes ‒ en dépit de tombereaux de sanctions qui ne parviennent pas davantage à décapiter un régime iranien récalcitrant ‒ que l’Amérique ne croit plus avoir d’autre choix que de « se défendre » comme elle l’a toujours fait : en attaquant. Elle s’y emploie en construisant plus que jamais l’ennemi pour justifier les coalitions, en battant le rappel de ses alliés-vassaux, en les forçant à prendre parti par le chantage et l’intimidation et en détruisant méthodiquement, sans plus prendre aucun gant, tous les mécanismes de dialogue ou d’entente multilatéraux qui contraignaient encore les volontés de puissance des uns et des autres. C’est évidemment vrai en matière stratégique (accords Start, FNI, JCPOA, traité ABM), climatique (accord de Paris), commerciale (TPP), Culturelle (Unesco) et désormais aussi sanitaire, avec le retrait de la participation financière américaine à l’OMS, en pleine pandémie. C’est délirant, c’est stupide, c’est indigent humainement, tactiquement et stratégiquement. C’est exactement l’inverse de ce qu’il faudrait faire, car, la nature ayant horreur du vide, Pékin réinvestit sans résistance tous les espaces d’influence délaissés par Washington. Mais les États-Unis croient que, de cette façon, le monde redeviendra unipolaire, que leur infaillibilité et leur invulnérabilité s’imposeront de nouveau à tous les autres acteurs.
Dans le cadre de cette approche ouvertement belliciste des rapports interétatiques, Washington suit deux grands axes.
Le premier est une vieille parade qui a fait ses preuves : la diversion. Il faut donc trouver un coupable. Pékin est responsable du désastre sanitaire américain ! La Chine n’a pas créé la Covid-19, mais elle en a sciemment retardé l’annonce au monde pour nuire à la Grande Amérique, qui, si elle avait su plus tôt ce qui se passait, aurait naturellement pris la mesure de l’événement et les bonnes dispositions pour en prémunir sa population. Et nous, gentils petits serviteurs européens de l’infaillibilité américaine, au lieu d’élever enfin le débat, de libérer le monde de sa médiocrité complotiste, nous appuyons cette bronca débilitante, nous appelons au jugement de Pékin qui devra rendre des comptes. Il est vrai que la vision punitive du monde fait gagner tant d’argent… La guerre tue (de préférence les autres), mais elle paie bien.
Le second axe de « défense », lui aussi toujours maintenu en état opérationnel mais réactivé avec plus d’énergie encore, consiste à renforcer la tutelle stratégique sur l’Europe, comme on prétend protéger une vieille cousine sénile alors qu’on la déleste progressivement de tous ses biens. L’OTAN est l’instrument de cette captation ‒ un outil majeur pour la construction, la désignation et le harcèlement de « l’Autre ennemi », dans un processus classique de projection victimaire que le docteur Freud aurait adoré décortiquer. L’ennemi, c’est évidemment toujours la Russie, comme si le Pacte de Varsovie tonnait à nos portes (alors que la majorité de ses membres ont été récupérés par l’Alliance, mais on n’est pas à une contradiction près) ; comme si Moscou allait envahir la Pologne et les pays baltes, comme si Vladimir Poutine voulait l’éclatement de l’UE plus sûrement encore que Washington ou Pékin ! Alors, face à cette puissance maléfique qu’un arsenal de sanctions inédit n’arrive toujours pas à faire vaciller d’un iota et qui gère sérieusement la pandémie, on n’hésite plus à franchir un cap gravissime. On relance le harcèlement pour exciter la bête : l’ours. En effet, si les manœuvres de l’OTAN « Defender 2020 », prévues en Europe orientale en avril et mai, ont été reportées pour qu’elles puissent être menées en toute sécurité sur le plan sanitaire, ce report ne change rien à leur nature ni au franchissement d’un seuil dramatique. Le projet des États-Unis est désormais d’entraîner leurs alliés continentaux dans ces folies bellicistes et de leur faire cautionner l’emploi éventuel, sur le champ de bataille européen, de munitions nucléaires tactiques tout récemment mises en service dans les armées américaines.
Si d’aucuns ont osé croire un instant que plus rien ne serait jamais comme avant, voilà de quoi les détromper. Ce ne sera pas comme avant. Ce sera pire. Et la Covid-19 n’est en l’espèce qu’un retardateur pour le franchissement d’un seuil qui paraît inéluctable dans l’état actuel d’apathie intellectuelle et morale et de servilité des affidés otaniens de Washington.
Comment la France peut-elle cautionner une telle folie qui contrevient radicalement à sa propre doctrine de dissuasion et portera un coup fatal à son prétendu dialogue stratégique avec la Russie ? Mystère et boule de gomme. C’est un reniement politique, stratégique et éthique incompréhensible, au moment même où Paris devrait sortir du rang et proposer un rapprochement stratégique à Moscou, initiant enfin une projection européenne vers le cœur de l’Eurasie. Si la France était capable d’une telle audace, elle serait bientôt rejointe par d’autres États européens dont les yeux se décilleraient, et offrirait à l’Europe le plus beau des présents : l’impulsion salutaire qui, seule, peut désormais lui permettre de survivre stratégiquement et économiquement entre Chine et Amérique. Évidemment, pour cela, Il faudrait enfin du courage et de la vision. Manifestement, nos stratèges en chambre, toujours affectés d’un autre virus tout aussi dévastateur que le corona, le double syndrome de Stockholm et de Pavlov, préfèrent continuer à voir le monde en noir et blanc et à se tapir sous l’aile immaculée d’un allié qui les rabaisse plus que jamais.
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueilli sur Geopragma et consacré aux enseignements qui peuvent d'ores et déjà être tirés de la crise sanitaire en cours. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.
Affiches sur le chantier de construction d'un hôpital moscovite dédié au traitement des maladies infectieuses
La crise du Covid-19, victoire des “démocratures” ?
Nous devons profiter de la crise pour tirer des enseignements et cesser de nous tromper de priorité. L’important en effet, n’était pas de laisser se tenir le premier tour des municipales ou des matchs de foot avant de commencer à restreindre les activités de nos concitoyens, ni de laisser fonctionner les aéroports sans contrôle systématique des entrants et isolement, ni surtout de garder ouvertes nos frontières pour faire croire au bon peuple que tout était sous contrôle. L’important, le premier devoir de l’Etat, c’est la protection et la défense de sa population. Il faut sauver la vie des Français et leur donner des consignes claires et simples pour évincer en eux, dans l’urgence, cet ultra-individualisme qui n’a pas seulement fait le lit du communautarisme mais aussi celui d’une vulnérabilité collective ancrée dans le fait de se croire autorisé à tout et sans devoir de rien.
Les États gagnants de la crise
Quoi qu’il en soit, pour le regard à la fois global et scrutateur du géopolitologue, ce drame est, il faut bien l’avouer, l’occasion d’une observation sans pareille. Car le Coronavirus va rebattre les cartes de la puissance en Europe et dans le reste du monde. Le premier réflexe, celui du bien-pensant occidental qui bat sa coulpe, est de rattacher cette pandémie à un “signe du Ciel” devant opportunément enclencher un gigantesque processus d’autorégulation, de remise à plat d’une planète partie en vrille et en train de s’étouffer de sa propre démence productiviste. Un processus vertueux donc, qui irait vers une réforme de l’économie et de la finance mondiales et vers un assagissement salutaire d’une globalisation en surchauffe. Après ce drame, les dirigeants du monde vont enfin réfléchir et réformer la gouvernance mondiale vers plus de sens et de solidarité. C’est beau mais très improbable.
En revanche, la pandémie signe le grand retour d’un malthusianisme de la puissance et de l’influence. Seuls les plus résistants et adaptables des Etats s’en sortiront. Et le jackpot ira à ceux qui oseront non pas juste revenir au statu quo ante, et repartir dans leur roue comme des hamsters bourrés d’amphétamines, mais prendre l’initiative d’une réforme globale de l’entropie mondiale dans le sens d’une meilleure coopération internationale et d’une pratique du dialogue respectueux entre adversaires (et déjà entre partenaires…). Les autres, ceux qui vont “jouer perso’ en croyant jouer gagnant, seront discrédités moralement et politiquement. Mais jouer collectif signifie voir clair et décider vite pour sauver sa propre peau avant de secourir les autres. Comme dans un avion en dépressurisation : avant d’aider votre voisin, vous devez mettre votre propre masque ! …L’ironie est donc que ce sont les Etats qui ont réagi le plus vite et fermement, par des mesures coercitives de surveillance, pour protéger leurs propres concitoyens, qui ont pu le plus rapidement exercer leur solidarité envers les autres et donc remporter la mise en matière d’influence et de magistère politique comme de reprise de l’économie : Taiwan, Hong Kong, Singapour, le Japon, la Corée du Sud, la Chine, la Russie etc…. Les grands gagnants seront donc les régimes qui auront osé guider, sans simagrées guerrières, leurs peuples et les associer à une prise de conscience de leur devoir individuel pour un salut collectif, les contraindre pour les protéger.
On a vertement critiqué la Chine pour ses méthodes drastiques et autoritaires mais, comme pour la Russie, force est de constater que c’est la fermeture quasi-immédiate des frontières, le confinement total de régions entières, la pratique massive du test, le triage et le traitement différencié et sans états d’âme de catégories de populations à risques, le traçage de leurs déplacements pendant et après la réouverture qui a permis à un pays d’un milliard et demi d’habitants d’avoir…quelques milliers de morts seulement, moins déjà que l’Espagne ou l’Italie et sans doute bien moins que les Etats-Unis dans quelques semaines. Quant à la Russie, elle a été prompte à fermer sa très longue frontière chinoise, à mettre les voyageurs en observation longue et elle prend désormais des mesures strictes mais très différenciées selon les catégories de population pour limiter l’épidémie. Elle ne parle pas de “guerre” mais fait comprendre que l’heure et grave et que du comportement de chacun dépend la survie de tous. Elle annonce aussi des sanctions lourdes aux contrevenants. Fake news ! Ces dictateurs antédiluviens nous mentent me rétorquera-t-on ! Leurs chiffres sont faux ! Peut-être un peu. L’OMS pense le contraire. Et l’on ne peut, à l’heure des réseaux sociaux, cacher impunément des tombereaux de morts. Ce qui est certain, c’est que les citoyens chinois et russes obéissent à leurs autorités, de gré et au besoin de force. On ne leur demande pas leur avis, on ne les ménage pas, on leur explique simplement les enjeux pour eux-mêmes et pour la survie collective de leur nation. On leur donne des consignes cohérentes. La France est le pays des droits de l’homme, la Chine celui des devoirs de l’homme. Et la Russie en a vu d’autres…
La bascule du leadership
L’ironie du sort pour des élites européennes qui ont passé leur temps depuis 3 ans à critiquer Donald Trump, vient du fait que c’est de ce président américain honni et méprisé que l’Europe entière attend aujourd’hui son salut économique et financier. Pour l’instant l’Amérique souffre, mais elle met le prix pour s’en sortir au plus tôt. Et elle s’en sortira. Toutefois, c’est géopolitiquement que le pire est à venir pour Washington. C’est la bascule globale du leadership mondial vers l’Asie au profit du “contre monde” chinois qui se trouve accélérée par la pandémie. Car l’attitude de Pékin comme de Moscou a su démontrer un réflexe de solidarité envers le reste du monde et notamment envers les pays européens dont eux-mêmes comme l’Amérique ont été parfaitement incapables. Surtout, au-delà d’une capacité de rebond économique et industriel remarquable, Russie et Chine démontrent une absence totale d’approche idéologique de la crise et se paient le luxe d’exprimer, par leur soutien concret à ceux qui ont compris et agi avec retard, une empathie multilatérale ignorante des avanies subies et aux antipodes de notre comportement infantile. Tandis que nous faisons la preuve de notre incapacité mentale à prendre la mesure des enjeux (à l’instar des migrations ou du terrorisme) et de notre absence de solidarité intra-européenne, les “démocratures” que nous diabolisons à l’envi s’en sortent mieux que nous car elles osent contrôler les foules. Puis elles se paient le luxe de venir à notre secours. Elles envoient, comme Cuba ou le Venezuela, des médecins et des respirateurs en Italie, et Pékin va pour nous fabriquer un milliard de masques.
Bref, humiliation suprême, après le Moyen-Orient, après l’Afrique, sous les yeux du monde entier, Pékin et Moscou nous font de nouveau la leçon. Une leçon d’humanité qui démonétise complètement nos postures ridicules sur les dictateurs et les démocrates, les grands méchants et les bienveillants. Ils font ce qu’on n’a pas su faire : se concentrer sur la menace existentielle elle-même, la traiter sans égard pour les droits individuels de leurs citoyens mais assurer grâce à ces mesures “liberticides” leur salut collectif et leur remise au travail, donnant magistralement raison à la pensée chinoise qui voit dans toute situation le potentiel d’une inversion des équilibres. Nous y sommes. C’est la rançon de notre naïveté, de notre cupidité, de notre égoïsme et de notre oubli des devoirs premiers de l’Etat envers la nation. A force de nous soucier de notre souveraineté comme d’une guigne, elle se venge.
C’est aussi une triste heure de vérité pour l’Europe. Même une tragédie humaine concrète, vécue par ses membres fondateurs principaux, n’aura déclenché aucun geste, aucune générosité. Le récent sommet européen vient de démontrer l’inanité de la solidarité européenne en cas de péril commun. Les plus forts, donc les plus riches, n’ont pas la hauteur de vue pour valoriser leur position de force en donnant aux plus faibles. Un peu comme chez les individus en somme. On écrase l’autre affaibli au lieu de lui sortir la tête hors de l’eau. On lui fait la leçon au lieu de lui tendre la main. On déboule en réunion sur le budget européen avec une pomme et un livre, comme le Premier ministre néerlandais, pour montrer qu’on a tout son temps et qu’on ne négociera rien. Au-delà de l’inélégance, quelle indignité ! Il y a un très fort paradoxe : les Etats européens qui refusent aujourd’hui, au nom de l’orthodoxie budgétaire, d’aider leurs partenaires, font un mauvais calcul stratégique et géopolitique. S’ils montraient leur humanité, ils gagneraient plus encore que ceux auxquels ils porteraient secours. On me dira que je prêche pour la paroisse des cigales et que je ne comprends pas la juste austérité des fourmis laborieuses. Non, je cherche à raisonner stratégiquement, du point de vue de l’intérêt européen. Or, en diplomatie comme en amour, le premier pas n’est possible qu’au plus fort, et c’est un pas forcément gagnant pour lui car “stratégique” en termes d’influence et de crédit moral et politique. Ce sont ces pas là qui font avancer l’ensemble. Encore faut-il en être humainement capable. Le Général de Gaulle sut tendre la main à l’Allemagne anéantie, puis à la Chine, à l’Espagne et à d’autres. Cette grandeur d’âme qui est la marque d’un esprit visionnaire n’est plus. Il faut d’urgence réinventer le gaullisme en Europe. Invoquer les mânes du Général ou celles du Tigre ne suffira pas.
L’Europe est donc en train de “tomber en miettes” comme l’annonce tristement le président italien. Elle peut exploser. Elle n’est même pas “en voie de déclassement stratégique” car finalement elle n’a jamais été véritablement “classée” puisqu’elle a toujours été sous la coupe américaine via l’OTAN et que, mis à part Paris durant quelques décennies, tout le monde a trouvé ce marché de dupes formidable. Peut-être finalement ne méritons-nous pas mieux que la servitude puisqu’au-delà des mots creux, nous sommes incapables entre nous d’exprimer une compassion concrète, une charité envers nos propres Etats membres. Nous faisons la morale au monde entier, mais nous sommes une aporie éthique, rien d’autre qu’une machinerie commerciale et monétaire qui ne sait que parler budget et dette et réduit ses 700 millions de citoyens à des unités de coûts et de recettes. Une Europe de comptables, où les fourmis l’ont clairement emporté sur les cigales. Notre président peut bien chanter. Berlin va le faire danser. Bientôt, l’Allemagne déçue depuis trois ans au moins par notre incapacité à tenir il est vrai nos promesses, prendra uniquement de la machine européenne ce que celle-ci peut encore lui donner tout en poursuivant une politique de puissance et d’influence personnelle en agrégeant autour d’elle son satellite batave et ceux du nord et de l’est.
Les États-Unis doivent faire preuve d'humanité
Petitesse d’esprit, indigence éthique : ces défauts de structure de l’édifice communautaire font rêver d’un Occident enfin décillé, remettant les compteurs de la solidarité internationale à zéro, décidant de lever enfin les arsenaux iniques de sanctions contre la Russie ou l’Iran. Ce serait le moment ou jamais. Pour satisfaire notre instinct de vengeance, notre vision punitive du monde, notre volonté d’écrasement des autres ou notre simple grégarisme, nous laissons en effet, dans un contexte sanitaire dramatique, un peuple déjà très affaibli et cette situation va entrainer probablement des milliers de morts. Pourquoi ? Juste pour le punir de ne pas déposer ses dirigeants qui résistent au plan américain de dépeçage de la Perse. C’est d’un cynisme parfaitement insupportable. Où est la conscience de la globalité des menaces pesant sur l’humanité ? L’indifférence totale des politiciens occidentaux pour les parties du monde qui ne les concernent pas et ne serviront pas leur réélection parait à l’heure de la pandémie plus abjecte encore que d’ordinaire. Souhaitons que la récente annonce d’une aide européenne à l’Iran via le mécanisme Instex jusque-là mort-né de contournement des sanctions extraterritoriales américaines auxquelles nous nous soumettons servilement depuis bientôt 2 ans contre toute raison, soit le premier pas d’une rupture nette d’attitude et d’état d’esprit de notre part. Notre cynisme et notre indifférence sinon nous perdront. Le coronavirus est un révélateur d’humanité et d’inhumanité. Il faut retrouver le sens de la Vie dans nos existences, cette Vie commune en humanité que masquent nos prédations et nos luttes incessantes pour la primauté. Les USA comme les puissances européennes ont une occasion inespérée de faire vraiment preuve d’humanité et de préoccupation pour l’homme. La bascule du monde sinon va s’accélérer à notre détriment
Ce virus a eu le mérite de révéler des réflexes de survie collectives des peuples et des nations que l’on jugera égoïstes mais qui traduisent la verdeur d’une vertu cardinale : l’esprit de souveraineté. Certains ont enfin réalisé que le fait de se prendre en mains, de revenir aux fondamentaux politiques et sécuritaires c’est à dire à la protection de nos populations, cet égoïsme sacré et salutaire était la seule approche qui permette d’abord de survivre avant d’espérer éventuellement construire un chemin collectif avec d’autres survivants. On ne battit pas sur un champ de ruines ou de morts. Il n’y aura jamais pour l’Europe, en aucun domaine, de salut à attendre du suivisme, du grégarisme ou des déclarations hors sol d’un Commission de Bruxelles qui préfère que l’on meure par millions pour rester fidèles à des principes abscons d’ouverture de l’espace européen plutôt de survivre en reprenant le contrôle de ce qui se passe sur nos territoires nationaux.
Le problème en somme, qui vient de se manifester magistralement, est toujours le même : c’est la vassalisation mentale et l’esprit de renoncement qui sont si enkystés dans nos rouages institutionnels collectifs et parfois même nationaux que nous sommes les ventriloques d’un discours qui nous condamne à l’impuissance. Exactement comme en matière de défense, quand nous persistons à faire semblant de croire en la garantie atomique ou même conventionnelle américaine alors que l’on sait tous depuis plus d’un demi-siècle, qu’elle est théorique (l’Europe servant essentiellement de profondeur stratégique aux Etats-Unis). Cette “Foi du charbonnier” des Européens en des utopies-pièges (pacifisme, fatalité heureuse de la fin des Etats et des frontières, universalisme béat, refus des traditions, culte du présent, progrès conçu comme l’arasement du passé, dogmatisme moralisateur, etc… …) que l’on nous survend depuis 70 ans pour tuer la puissance européenne en prétendant la construire, a une fois encore joué contre nous.
Or, nul n’a jamais construit sur le renoncement à ce que l’on est profondément. On construit sur des partages équitables, sur des compromis respectueux, sur la lucidité qui refuse l’égalitarisme fumeux et n’aboutit, comme le communautarisme chez nous, qu’à la dictature des “petits” sur les “grands” au prétexte qu’ils doivent par principe être traités à l’identique. Mais il n’y a pas d’identique en Europe ! Les Etats-membres ne sont pas des clones ! il y a en revanche des racines historiques et religieuses communes et comme par hasard celles-là, on les nie on les oublie ! Pour le reste, il n’y a qu’une diversité culturelle économique, sociale gigantesque et d’ailleurs fertile. Mais il y a aussi une histoire commune des membres fondateurs, des membres qui ont joué franc jeu et d’autres qui poussaient d’autres agendas…
Cette crise doit enfin nous conduire à redéployer massivement des moyens vers la préparation collective des situations d’urgence. Il faut reprendre en main notre souveraineté notamment sanitaire et industrielle. L’état de sidération économique du monde développé observé à cette occasion ouvre des boulevards aux hackers de tous poils et à la guerre dans le cyberespace. Il y aura d’autres corona et un jour l’un d’entre eux tout spécialement destiné à notre déstabilisation mettre à l’épreuve nos politiciens du temps court et de l’expédient conjoncturel. L’épidémie peut rebondir, en Chine comme ailleurs, et nul ne devrait se risquer à fanfaronner. Pékin semble en train de battre de vitesse l’Amérique (et plus encore l’Europe qui est le terrain de jeu sacrificiel de leur duel), qui entre tout juste dans la pandémie et va comme l’Europe, subir une contrecoup économique lourd, en faisant repartir sur les chapeaux de roues son économie pour voler au secours du monde et le soigner… Mais une autre “guerre fait rage”, là aussi pleine d’ironie qu’il faut suivre avec grande attention : celle des grands producteurs de pétrole (dont la Chine est la cible commerciale ultime).
Donald Trump est désormais contraint d’aller à Canossa et d’implorer Moscou et Ryad de réduire leur production pour enrayer la chute vertigineuse du prix du baril et ne pas noyer définitivement son industrie du schiste dans une marée noire saoudo-russe. L’OPEP l’emporte. Russes et Saoudiens sont d’accord pour lui faire rabattre sa superbe et l’aider un peu, en échange d’un allègement des sanctions contre Moscou et d’un arrêt du soutien au cousin rival de MBS à Ryad que certains à Washington verraient bien lui succéder depuis le dépeçage de Kashoggi qui a fait désordre. Vladimir Poutine doit savourer sa vengeance mais réfléchira sans doute avant de tendre la main à Washington. L’Amérique lui en saura-t-elle gré durablement ? Rien n’est moins sûr. La nouvelle guerre froide et l’anti-russisme pavlovien reprendront de plus belle dès que Washington se relèvera. Les Américains sont pragmatiques mais pas stratèges. Ils ne sont malheureusement pas près de comprendre qu’ils auraient tout à gagner à faire basculer Moscou dans le camp occidental. Cette erreur stratégique dure depuis 30 ans et il est bien tard maintenant. Les Russes n’en veulent plus et les Européens sont incapables de comprendre qu’ils en font les frais.
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Geopragma et consacré aux conséquences de la crise du Coronavirus en Europe. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.
Les leçons de la crise : la mise sous respiration artificielle de l’Europe
Il ne s’agit pas, comme pour l’OTAN, d’une prétendue “mort cérébrale” mais d’une très concrète mise sous respiration artificielle de l’Europe. Sans garantie de survie. Le Covid-19 agit comme un triste révélateur de la vérité de ce qu’est l’UE : une vieille dame qui a “de beaux restes” mais ne sait plus ce que veut dire “se tenir”, être digne de soi ou de ce que l’on prétend être. Telle une ancienne gloire de la scène mondiale, elle vit tellement dans ses souvenirs et ses illusions qu’elle ne s’est pas rendu compte que le monde avait complètement changé et qu’on ne l’écoutait plus.
Les masques tombent
Cette pandémie révèle les meilleurs et les pires des comportements humains : les trafics, les pillages dans nos hypermarchés dégoulinants de nourriture, le mépris des consignes de confinement d’une partie de notre jeunesse en sécession, l’abandon de notre partenaire italien en pleine tragédie, comme d’ailleurs celui de la Grèce plus seule que jamais face aux migrants à l’assaut de ses frontières, les coups de poignard dans le dos entre Européens (comme ces douaniers Tchèques qui récupèrent l’aide chinoise d’urgence destinée à l’Italie et la distribuent dans leurs hôpitaux). Il y a aussi le meilleur : la solidarité active de tant de nos concitoyens et de nos entreprises qui fourmillent d’initiatives et d’empathie, les policiers qui travaillent nuit et jour pour sauver de leurs bourreaux domestiques femmes et enfants plus en danger encore que d’ordinaire, les pompiers, les personnels dévoués de nos maisons de retraite et même simplement les “mercis” chantés chaque soir pour les “soignants” qui ne démissionnent pas alors même que l’impéritie gouvernementale les fait depuis des semaines monter au front presque sans masques ni gants… Ne nous trompons pas toutefois. Le dévoiement de la sémantique guerrière est à mon sens ridicule et même contreproductif. Cette rhétorique martiale dessert l’image de nos “chefs de guerre” manifestement mal armés et peu décisifs aux premiers temps de l’épidémie. Les “soignants” ne font que leur devoir. Ils vivent leur vocation, celle qui a inspiré leur choix professionnel. Ce ne sont pas des “héros”, ni des victimes. Même s’il est vrai que, comme nos gendarmes, nos policiers, nos croquemorts et tant d’autres, ils montent au front de la pandémie depuis des semaines souvent sans armes et prennent des risques personnels insensés dans un pays qui se targuait hier encore d’avoir le meilleur système de soins au monde…
“Il est donc grand temps de redéfinir avec lucidité et ambition le périmètre du régalien”
Les masques sont donc tombés de ce nouveau village Potemkine français, la politique préventive de santé publique. Dieu merci, Hippocrate est encore vivant. Il faudra néanmoins sérieusement s’occuper de lui dès la crise passée et le soigner à son tour sans mégoter. Cette incurie sanitaire aux conséquences désastreuses rappelle celle du budget de la défense, allègrement raboté durant des décennies au nom des “dividendes de la paix” sans réfléchir même à préserver les capacités essentielles indépendantes pour faire face à de collectives calamités. Nous sommes là au cœur de la résilience d’une nation et même de sa survie. Quand la tempête sera passée, ces domaines, comme ceux de la sécurité ou de la justice, devront une fois pour toutes échapper à nos petits hauts fonctionnaires comptables ratiocineurs, qui trouvent toujours de l’argent pour remplir les tonneaux des Danaïdes de l’assistanat à visée électoraliste, mais laissent nos soldats et nos médecins en haillons au nom de la rationalité budgétaire en misant sur leur sens du devoir pour faire le job malgré tout si besoin était. Besoin est.
Le besoin d'état
Il est donc grand temps de redéfinir avec lucidité et ambition le périmètre du régalien, qui dessine celui de notre souveraineté comme socle vital de la persistance dans l’être de la Nation. Temps aussi d’admettre que nous faisons face au grand retour des Etats dont il faut se réjouir au lieu de célébrer stupidement leur déliquescence comme un progrès.
Car nos peuples, tous les peuples ont besoin d’un Etat, et d’un Etat fort qui sache les protéger et décider dans l’incertitude au mieux de leurs intérêts physiques, matériels, et même immatériels. Les utopies fluides de la globalisation, de la délocalisation vertueuse des productions indispensables (des masques et respirateurs aux catapultes de nos avions de chasse, aux turbines de nos sous-marins en passant par notre alimentation, nos médicaments, etc…), celles de la virtualisation accélérée du monde viennent de se fracasser lamentablement devant un petit virus mutant, né de nos propres expérimentations, qui décime cet humain prétendument si proche de la vie éternelle et de l’humanité “augmentée”. Le COVID 19 vous terrasse comme la peste noire ou la grippe espagnole emportèrent en leur temps des centaines de milliers de malheureux. Nous ne sommes donc rien ou plutôt pas grand-chose ! Vanitas vanitatis, omnia est vanitas ! Il était temps de s’en souvenir. Pas de masque, pas de gants, une accolade de trop et hop ! Au trou ! Cette crise est une crise de l’Ubris occidental, gavé d’utopie technicienne au point de se croire invulnérable. On n’y croyait pas. Un peu comme les Américains avant le 11 septembre 2001, qui ne pouvaient seulement imaginer, en dépit de bien des signaux d’alarme, que leur territoire allait être magistralement désanctuarisé en son cœur même. Notre civilisation “post-moderne”, pétrie d’économisme triomphant, saisie du vertige transhumaniste et nos sociétés si sophistiquées qui pratiquent le trading haute fréquence et installent des millions de Kilomètres de câbles sous-marins pour gagner plus encore, en quasi totale décorrélation d’avec l’économie réelle comme du sort des populations ordinaires, avaient juste oublié qu’elles étaient mortelles. Paul Valery n’aurait sans doute pas imaginé pareille postérité à son prophétique propos.
“L’Etat tient” nous dit-on ! Encore heureux ! Mais pour combien de temps et surtout, saura-ton tirer profit de ce drame mondial pour prendre de la hauteur, revoir de fond en comble nos plans d’urgence, nos priorités, notre planification de crise, notre gouvernance et enfin définir ce que nous attendons de nous-mêmes en tant qu’Etat-nation digne de ce nom dans le monde tel qu’il est ? Cela nous permettrait de décider au passage ce que nous attendons de l’Europe et ce ne serait pas du luxe ! Quand on réalise le temps perdu à Bruxelles par nos eurocrates hors sol et pleins de certitudes à nous convaincre qu’il était urgent d’attendre, qu’il ne fallait surtout pas fermer les frontières nationales ni même celles de Schengen, encore moins contrôler systématiquement les entrants nationaux ou étrangers, car c’était là manquer à “l’esprit européen” de liberté et au sacro-saint dogme libre échangiste, on mesure la totale irresponsabilité de ceux qui prétendent savoir ce qu’il faut aux Européens pour vivre en paix et prospères. Il faut vivre tout court déjà !
Saura-t-on faire que cette crise soit le catalyseur d’une prise de conscience urgentissime de ce que la souveraineté nationale n’est pas une option mais une nécessité vitale pour chaque peuple sur cette planète ? Va-t-on en finir avec le conformisme intellectuel qui nous affaiblit collectivement en nous faisant faire l’autruche et tout comprendre en permanence de travers ? Saura-t-on voir que le sujet n’est pas le populisme ou je ne sais quelle lubie rétrograde, mais bien l’urgence de protéger concrètement nos peuples et notre civilisation contre divers périls, lutte à laquelle il faut affecter les moyens suffisants au lieu de fuir dans le ronron du productivisme en roue libre et de la morale en toc qui fait au loin des tombereaux de morts ?
Les conseilleurs n’étant pas les payeurs (quoiqu’en l’espèce un peu quand même), il serait évidemment malvenu de critiquer ceux qui dans la tempête, après l’avoir gravement sous-estimée, cherchent rames et écopes. Si cette pandémie rappelle le monde entier à son humaine condition et fait sonner à ses oreilles sidérées le même glas, on voit immédiatement que les pays sont tout sauf égaux devant elle, selon les « choix » de leurs gouvernants en matière de contrôle des frontières mais aussi de dépistage et de traitement. Le” pouvoir égalisateur ” du virus lui-même s’arrête à la décapitation de nos petites vanités dérisoires. Plus que jamais, les destinées collectives des peuples dépendent des forces morales, mentales comme de l’autorité de leurs dirigeants.
L’état n'est plus stratège
En France, la stratégie adoptée de limiter les tests au maximum et de confiner l’ensemble de la population en mettant à l’arrêt la vie économique du pays au lieu de dépister massivement puis d’isoler les contaminés pour les traiter, n’a d’ailleurs pas été un arbitrage scientifique. Nous n’avions juste pas (plus) les moyens de faire autrement. Ce choix nous a été imposé par notre système sous-dimensionné de prise en charge de l’urgence sanitaire. Pourtant, le risque pandémique est un risque sanitaire majeur bien connu. Et depuis 15 ans, nous avons déjà connu les tragédies de la grippe aviaire et du virus H1N1…Mais nous n’en avons pas tiré les enseignements. Nous sommes passés à autre chose. Nous délocalisons toujours les productions pharmaceutiques et médicales et nos arbitrages sont idéologiques et d’opportunisme politique, nourris d’une confiance ingénue dans la supériorité de la liberté de circulation des individus sur la contagiosité extrême d’un virus. Dont acte.
Alors, on a différé, séquencé, délayé, et perdu un temps précieux au risque de bien des morts, et de devoir in fine, une fois le système saturé et les soignants éreintés, choisir ceux que l’on sauve et ceux que l’on sacrifie, écrémage pourtant politiquement suicidaire. Le gouvernement après quelques semaines d’atermoiements, parait désormais avoir pris la mesure du danger et de bonnes décisions. On peut tout de même remarquer que notre vaisseau prend l’eau de toutes parts, et qu’il faudrait voir à racheter une grand-voile au lieu de rapiécer sans cesse notre Tourmentin. Tout cette improvisation révèle une folle vanité et une désorientation plus vaste encore, qui font craindre pour la sécurité au sens le plus large que méritent nos compatriotes. Car, à moins que l’on ne cède au complotisme, ce virus n’a pas été intentionnellement lâché dans la nature. Le prochain le sera peut-être. La “guerre” bactériologique et chimique est aussi vieille que l’homme. Chinois comme Américains et Russes sont les meilleurs au monde en cette matière. Nous ne sommes pas mauvais non plus. C’est la massification de l’empoisonnement à l’ancienne, la strychnine à l’échelle industrielle. Alors l’économie mondiale s’enraye bien plus surement qu’avec un blackout venu du cyber-warfare ! Alors le pétrole plonge, les convoitises et les embuscades préparées de longue date contre des entreprises fragiles peuvent s’accélérer. Pékin est déjà en train de fondre sur des proies australiennes, et bien des entreprises européennes sont sur sa wish list… Cette crise est donc une répétition générale opportune pour une autre attaque probable lancée à des fins de déstabilisation offensive.
Face à ce type d’occurrence, il faut à nos démocraties molles des “chefs” politiques ayant des vertus particulières. Des hommes ayant le sens de l’Etat et de l’intérêt général, dotés une grande humanité mais insensibles et même réfractaires à l’air du temps, sachant définir un cap et s’y tenir, donner des ordres et se faire obéir. Des hommes surtout, qui arrêtent de bêler avec les autres européistes qui ont tué l’Europe des Nations à force de l’émasculer. Or, on a cassé le moule. Les gouvernants européens sont presque tous d’une autre eau. Pour eux, la guerre est un objet historique. Ils ne savent plus ce qu’elle exige d’anticipation austère et de sacrifices impopulaires. Ils sont sans boussole intérieure, historique et morale. Ils ne savent que “gérer” l’urgence dans l’urgence, sans jamais prendre le temps de s’y préparer sérieusement, à l’instar d’ailleurs de leur pratique politique générale, qui consiste à vouloir plaire à tout le monde, donc à personne. Pourquoi cette systématique indifférence à l’anticipation ? Sans doute parce qu’elle ne rapporte rien politiquement… sauf en cas de “surprise stratégique”. C’est un pari. Qu’ils ne font pas. Celui du service de l’intérêt national dont on ne vous saura peut-être jamais gré. Un pari à rebours de l’air du temps, qui requiert des mesures de protectionnisme économique, des nationalisations, la constitution de stocks et de champions nationaux, le maintien de capacités de production indépendantes multiples. Bref, cela coûte cher et ne rapporte rien, sauf si… Cela demande de croire à la souveraineté nationale, à l’intérêt et à la raison d’Etat et d’accepter leur coût politique et financier toujours exorbitant. Or, nous parlons d’Etat stratège sans jamais en accepter l’austérité et les exigences. Gouverner n’est pas glamour.
Dieu merci, le cadavre européen bouge encore. Ou plutôt, sous l’effet de la gravité de la crise sanitaire qui cible les populations – première richesse d’une nation-, certains de ses “organes” (les Etats-membres) sortent de leur torpeur et reprennent leur vie propre. La Hongrie, L’Allemagne, L’Italie, la Grèce, la Pologne. On appelle cela avec dégoût le populisme, le souverainisme, et même “l’i-libéralisme”, alors que ce sont les systèmes immunitaires des peuples et nations qui se réveillent, non pas contre l’Europe mais pour elle, pour la faire sortir enfin de son enveloppe abstraite mortifère !
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Geopragma et consacré à la question de l'Eurasie. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.
L’Eurasie : le nouveau Far East économique et stratégique pour la France et l’UE ?
« Celui qui domine le Heartland commande « l’ile-monde » (l’autre nom de l’Eurasie) ; celui qui domine « l’ile-monde » commande le monde. »
Ainsi parlait le géographe- stratège britannique Mackinder …en 1904 ! L’Amérique a fait son mantra géopolitique de cet oracle et le grand Z. Brezinski conseiller de bien des présidents américains jusqu’à Barack Obama, l’a candidement expliqué dans son remarquable « Grand échiquier » en 1997.
Eh bien nous y sommes ! La hantise de la géopolitique américaine a toujours été l’unification de l’Eurasie et l’émergence d’une puissance continentale la contrôlant. Les Etats-Unis s’appliquent à dominer cet espace géopolitiquement concurrent par l’éparpillement et l’affaiblissement des souverainetés étatiques européennes et eurasiatiques. Via l’embrigadement otanien, l’extraterritorialité juridique, les sanctions contre la Russie, les intimidations et chantages de tous ordres, etc… Divide et impera. C’est la raison de toute la pression exercée depuis 60 ans sur l’UE – comme de toutes les politiques antirusses -, afin que jamais l’Europe de l’Ouest n’ose se tourner vers l’est du continent. Car, sans même parler d’union ou d’intégration, un simple rapprochement tactique assumé entre l’UE et l’Eurasie amoindrirait mathématiquement l’influence américaine globale et régionale, y compris face désormais à la puissance chinoise.
A l’autre bout du monde, le nouveau « deuxième Grand » du duopôle stratégique, la Chine, via les Nouvelles routes de la Soie, cherche à prendre l’Europe en sandwich. Et que dit la malheureuse proie ? Elle s’insurge mollement, se laisse faire et se croit même maligne en jouant la Chine contre la Russie. La tenue en 2016 du Forum de « l’initiative des Trois mers » (Baltique, Adriatique, Mer noire) a vu s’ébaucher le raccordement de 12 pays d’Europe centrale et orientale au projet des Routes de la Soie…mais contre la Russie. En 2020 doit se tenir 1er forum UE-Asie centrale, qui sera lui aussi dirigé indirectement contre la Russie. L’UE veut donc bien collaborer avec l‘Asie centrale…. Mais en en excluant la puissance centrale et stratégiquement pivot ! Elle voit l’Eurasie…. à moitié. Ce n’est évidemment pas un hasard, mais c’est une erreur stratégique lourde qui procède d’un aveuglement atlantique. Encore une fois, nous faisons le jeu américain sans voir que nous en sommes la cible.
Pourtant, si l’UE (et ses acteurs économiques petits ou grands) se rendaient compte du potentiel économique, géopolitique et sécuritaire qu’un dialogue institutionnel et une coopération étroite avec l’Eurasie au sens large (Asie centrale plus Russie) recelait, elle sortirait ipso facto de sa posture si inconfortable entre USA et Chine et constituerait une masse stratégique-économique considérable qui compterait sur la nouvelle scène du monde.
Or, ce sujet n’est quasiment jamais abordé dans son potentiel véritable et est totalement absent des radars de l’UE et de celle de la plupart de nos entreprises. Par anti-russisme primaire, inhibition intellectuelle, autocensure, aveuglement.
Les parties orientale et occidentale du continent eurasiatique sont les 2 plus grandes économies mondiales : UE et Chine. Pour ne parler que de l’UEE -pendant de l’UE- : un marché de plus de 180 millions d’habitants (sans parler de tous les accords de partenariat en cours de négociation). L’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) représente 43% de la population mondiale mais est dominée par la Chine. La force de l’Eurasie tient à son capital en matières premières et ressources minérales. 38% production mondiale d’uranium sont notamment concentrés au Kazakhstan. 8% du gaz et 4% du pétrole aussi, pour les seuls pays d’Asie centrale, sans compter naturellement la Russie. La construction d’infrastructures gigantesques à l’échelle continentale de l’Eurasie est la grande affaire du 21 siècle. Avec le passage des corridors et routes de transit, on est face à un gigantesque hub de transit eurasiatique.
L’Eurasie est donc l’espace naturel du maintien de la puissance économique européenne et de son renforcement stratégique à court, moyen et long terme.Bref, c’est le socle du futur dynamique de l’Europe. Nous devons nous projeter vers cet espace plutôt que de nous blottir frileusement en attendant que Washington, qui poursuit à nos dépens ses objectifs stratégiques et économiques propres, consente à nous libérer de nos menottes.
On retorquera que rien n’est possible sans le règlement des questions de l’Ukraine et de la Crimée ? C’est faux ! Ce sont des freins largement artificiels et gonflés pour les besoins d’une cause qui n’est pas la nôtre et nous paralyse. Ce syndrome de Stockholm nous affaiblit et justifie les sanctions interminables pour limiter les capacités économiques et financières russes face à Pékin et neutraliser le potentiel économique européen. Tout cela saute aux yeux. Pourquoi, pour qui se laisser faire ? Il nous faut prendre conscience d’une communauté d’intérêts et d’une urgence à changer drastiquement d’approche en y associant des partenaires européens parfois contre-intuitifs, tels la Pologne, pont logistique idéal entre les deux espaces.
Comme la Russie, l’Europe est en effet prise entre USA et Chine. Le point de rencontre -et de concurrence- Russo-chinois est l’Asie centrale. Certes il existe depuis 2015 un accord d’intégration de l’UEE dans les projets de la Routes de la Soie conclu entre les présidents Poutine et Xi Jing Ping. Mais c’est un accord inégal, du fait des masses économiques et financières trop disparates entre Moscou et Pékin qui avance à grands avec l’OBOR et au sein de l’OCS pour contrôler l’Asie centrale, pré carré russe, puis se projeter vers l’UE.
Nous avons en commun avec la Russie tant de choses, mais certainement une commune crainte d’un engloutissement ou du dépècement chinois. Ainsi, l’Eurasie est prise entre deux poids lourds et promise à la dévoration si UE et Russie ne se rapprochent pas autour d’enjeux économiques industriels et sécuritaires notamment. La Russie est en conséquence, n’en déplaise à tous ceux qui la voient encore comme une pure menace, l’alliée naturelle de l’UE dans cette résistance qui ne se fera ni par le conflit, ni par l’intégration stricte, mais par la coopération multilatérale et multisectorielle. Il faut en conséquence ne pas craindre d’initier des coopérations économiques, politiques, culturelles, scientifiques et évidemment sécuritaires entre ces deux espaces.
L’intégration continentale eurasiatique en tant que coopération des sociétés et des économies à l’échelle du continent eurasiatique tout entier doit devenir une priorité pour l’UE et la nouvelle Commission européenne. La modernisation et la puissance économique sont en train de changer de camp. L’Europe s’aveugle volontairement par rapport à cette révolution. Ses œillères géopolitiques et l’incompréhension dans laquelle elle demeure, face à la Russie qui est pourtant son partenaire naturel face à la Chine comme face aux oukases américains extraterritoriaux, l’empêchent de tirer parti des formidables opportunités économiques, énergétiques, industrielles, technologiques, intellectuelles et scientifiques qu’une participation proactive aux projets d’intégration eurasiatique lui permettrait. Il faut en être, projeter nos intérêts vers cet espace d’expansion et de sens géopolitique si proche et si riche, et cesser de regarder passer les trains en attendant Godot.
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueilli sur Marianne et consacré à l'attaque perpétrée en Irak par l'armée américaine contre le général Qassem Soleimani, haut-dignitaire iranien. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.
Iran-USA : l’élimination de Soleimani, “acte de guerre direct de Washington contre un État souverain”
“Après moi le déluge“. Ce pourrait être le prochain tweet de Donald Trump. Car les vraies motivations et calculs du président américain pour décider de l’assassinat du général Soleimani commandant la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution iraniens, et au passage de Abou Mahadi al Muhandis, numéro deux de la milice chiite Kataeb Hezbollah (l’une des composantes principales des unités de mobilisations populaires irakiennes que contrôlait le Général Soleimani) ne sont pas forcément, et en tout cas pas uniquement, celles que l’on croit. Ses calculs se révèleront-ils justes in fine ? Nul ne peut aujourd’hui le dire. Il est en revanche possible de tirer un certain nombre d’enseignements de cette attaque.
Attaque contre un état souverain
C’est la première fois depuis longtemps que l’Amérique supprime, non un terroriste paria ou un has been comme Obama a tué Ben Laden en 2011 ou Trump lui-même a fait supprimer Al Baghdadi en 2019. Comparaison n’est ici pas raison. Qassem Soleimani était un membre éminent des forces armées officielles de la République islamique d’Iran, donc de l’appareil d’État. Il travaillait à visage découvert pour la puissance et l’influence de son pays.
Son élimination est donc, sans équivoque aucune, un acte de guerre direct de Washington contre un État souverain, non une attaque opportuniste contre un homme ordinaire ou en rupture de ban, que l’on peut mener car l’occasion s’en présente, mais, à travers lui, une agression de très forte portée symbolique contre une nation traitée comme ennemie, et aussi contre une autre nation, prétendument amie celle-là : l’Irak. C’est un peu comme si Téhéran venait d’assassiner le chef d’état-major des armées américaines. On ne fera pas l’injure de jauger l’intelligence de cette décision : frapper l’État et le pouvoir iraniens en leur cœur en éliminant un héros de la guerre Iran-Irak qui incarnait la résistance opérationnelle victorieuse et pleine de panache face au “Grand Satan” et en faire ipso facto et à jamais un martyr : bien joué…
Dans la foulée de ce mémorable succès, un déluge de fake news s’est naturellement abattu sur la presse américaine : Soleimani était “un meurtrier de masse, responsable de la mort de centaines de soldats américains depuis 2003 grâce à sa tactique popularisée des IED…. Il aurait le sang des 500 000 morts syriens sur les mains…“, l’Amérique étant naturellement, quant à elle, et comme chacun sait, le parangon de la paix internationale… N’en jetons plus ! Cette rhétorique est aussi ridicule qu’indécente. Si c’était son homologue américain, britannique, israélien ou français que l’Iran avait neutralisé, le caractère illégal et extraterritorial de cette élimination n’en serait pas moins avéré. Le Général Soleimani faisait son travail, très exactement comme ses pairs étrangers. Il ne déstabilisait pas le Moyen-Orient en cherchant à y promouvoir l’influence iranienne sauf à penser que la domination écrasante des monarchies du Golfe et de leurs supplétifs islamistes radicaux qui mettent à feu et à sang la région depuis plus de vingt ans, sont des éléments de stabilité. Ce renversement pur et simple des faits qui mise sur l’ignorance et le grégarisme des foules occidentales tient du cynisme le plus achevé.
Le terrorisme qui frappe nos concitoyens et noyaute nos sociétés n’est pas chiite mais sunnite. Qassem Soleimani, figure éminente du courant conservateur et militariste du régime iranien, menait une guerre d’influence comparable à celle que nos nations occidentales – au premier chef desquelles les Etats-Unis – conduisent dans le monde entier sans que personne ne s’en offusque alors que des régions entières en font les frais et sont déstabilisées à un titre ou à un autre. Depuis la nuit des temps, chaque pays avance ses intérêts, à plus ou moins n’importe quel prix, surtout s’il se croit au-dessus des lois internationales. Il en va de même de tous les services secrets de tous les États du monde, qui travaillent presque toujours dans l’illégalité ou sous double visage. L’illégalité de l’assassinat du Chef d’Al-Qods ne tient donc pas à sa personne, mais à la méthode (décision unilatérale, sans aucun mandat onusien ni aucune concertation des alliés, etc…) et au total mépris de la souveraineté irakienne qu’elle a manifesté. Ce n’est donc pas l’Iran qui déstabilise le Moyen-Orient, ce sont les Etats-Unis, qui sont passés maitres en cette manœuvre depuis des décennies et ne supportent pas qu’on les contre.
Les objectifs de l'attaque
Quelle que soit la fureur et les délires de la guerre de la communication, l’avenir dira si le calcul politique de Donald Trump en autorisant cette opération aura été payant. Une chose est d’ores et déjà certaine : cette nouvelle répétition des erreurs tactiques et stratégiques américaines depuis près de vingt ans aura de dramatiques conséquences régionales et globales.
Car l’élimination du Général Soleimani et du numéro deux de la principale milice chiite irakienne a deux objectifs principaux qui n’ont que peu à voir à mon sens avec une préoccupation altruiste pour la stabilité du Moyen-Orient :
A – C’est un piège anti-Démocrates. La vraie cible de Donald Trump est là. En plein impeachment, le président en campagne ressoude le pays autour de lui et oblige ses adversaires démocrates à suivre son élan de mâle alpha sous peine de passer sinon pour des antipatriotes, des faibles… et de perdre les soutiens financiers saoudien et même qatari primordiaux pour leur campagne présidentielle.
De ce point de vue, même si le camp démocrate essaie de discréditer la décision présidentielle, l’assassinat de Soleimani est une très bonne opération de politique intérieure. Donald Trump vient de montrer à son électorat que l’Amérique était forte et qu’il incarnait seul cette force. Au moment précis où tout est fait pour l’abattre, où ses adversaires essaient de le noyer sous d’interminables et médiocres procédures, lui garde le bon niveau, assume ses responsabilités de gendarme du monde et s’occupe de la sécurité de l’Occident tout entier en supprimant sans autre forme de procès un fauteur de troubles redoutable. Le caractère primaire du raisonnement ne laissera jamais d’étonner : l’Amérique ne serait forte que lorsqu’elle fait la guerre ? Pourtant elle les perd toutes… Comme vient de le redire candidement le secrétaire d’Etat Mike Pompeo, “ne rien faire revient à se montrer faible” ? Donc on fait n’importe quoi… Un ange passe, mais le Président, après l’attaque, n’oublie pas de tweeter… un drapeau américain !
Il ne faut toutefois pas oublier que cette déclaration de guerre à l’Iran, quelles que soient les formes prises, correspond aussi à ce que veulent, attendent et préparent le Pentagone et la CIA depuis des années. Ainsi, Donald Trump, qui à bien des égards est prisonnier depuis plus de deux ans de la Maison Blanche et du Deep state américain, entre ici en convergence objective avec eux. Peut-être pour la première fois. Et c’est là encore un bon calcul politique dans la perspective de la présidentielle de novembre prochain.
B – Cette action illégale et extraterritoriale traduit aussi une nouvelle crispation de l’Empire en déroute, qui veut forcer les Européens à se réaligner sur ses oukases et à renoncer à toute velléité d’indépendance par rapport à Washington (indépendance par rapport à l’OTAN ou énergétique, pour ne citer que ces deux aspects).
Les États-Unis ont finalement compris que, plus de quinze ans après leur invasion de l’Irak, le pays était en passe de leur échapper et de passer définitivement sous tutelle iranienne après l’échec des manifestations de la jeunesse irakienne reprise en main par le général Soleimani en personne. L’homme incarnait leur échec. Il fallait d’urgence reprendre l’Irak à l’influence de Téhéran et, avant qu’il ne soit trop tard, faire rebasculer la situation à leur avantage. C’était du moins le plan…
En tuant Soleimani, ils ouvrent cependant à l’Iran le monde entier comme théâtre de représailles et globalisent l’affrontement en le sortant de sa logique régionale. Ils impliquent potentiellement tous leurs alliés en leur demandant de choisir : “Avec nous ou contre nous”. On se croirait en septembre 2001. Vous êtes contre notre approche ? Vous êtes donc pour le terrorisme ! Qui osera alors désobéir ? Mike Pompéo estime d’ailleurs que l’Europe s’est globalement montrée “inutile” dans le lancement de l’opération. La règle sur les doigts que nous tendons piteusement comme d’habitude.
Plus largement, l’assassinat de Qassem Soleimani est un nouvel exemple de l’extraterritorialité américaine et du mépris souverain dans lequel l’Amérique tient le reste du monde, la Charte des Nations Unies, le droit international, les outils du multilatéralisme et toute limite légale ou légitime mise à sa volonté de puissance.
Or, toute l’histoire des relations internationales démontre que l’approche punitive, la diabolisation, les sanctions et les attaques unilatérales sont toujours politiquement contreproductives. On ne coupe jamais ainsi une population de son régime, aussi dur et inique fût-il, car le chantage est une pratique insupportable à tout peuple dont l’âme est souveraine. L’avilissement moral et culturel des nations européennes, la faillite de l’idée même de la souveraineté en Europe, leur ont fait croire que l’on pouvait acheter les consciences et les comportements politiques partout dans le monde, par l’argent, l’intimidation, la prise en otage sécuritaire ou économique d’un peuple pour le contraindre à lâcher ses gouvernants. C’est une illusion post moderne et un calcul qui se révèlent immanquablement faux (Irak, Syrie, Libye, Russie, Iran…). La répétition entêtée de cette approche manifestement perdante laisse songeur : soit on ne comprend rien, soit on veut que la situation s’envenime, ce qui est bien plus probable.
Par ailleurs, la recherche de la guerre, de son prétexte, de son occasion, reste une quête permanente des administrations américaines démocrates comme républicaines, à de très rares exceptions près, et jamais très longtemps. Les États-Unis confondent la guerre et la vengeance. Ils ne font pas de compromis, n’estiment que la force et cherchent l’escalade avec une lanterne. Ils s’imaginent que la riposte à une blessure de souveraineté ne vaut que pour eux. Mais les États et les peuples, mis à part peut-être certaines nations européennes émasculées et repentantes, ont tous les mêmes réflexes presque reptiliens de regroupement et de résistance ! Une attaque spectaculaire et inique qui met leur pouvoir politique en danger les soude. Ce fut le cas des attentats du 11 septembre 2001 qui permirent à George W. Bush de lancer une formidable “guerre contre la terreur” mais aussi d’engager une opération de contrôle intérieur sans précédent au nom de la lutte antiterroriste.
Cette fois-ci, la séquence a été la suivante :
Mai 2018 : Sortie unilatérale des Etats-Unis du JCPOA
Pusillanimité puis alignement de l’Europe sur les orientations américaines
Echec d’INSTEX, le “mécanisme européen” de contournement des sanctions américaines contre l’Iran mis en place en janvier 2019 mais jamais en musique
Mai 2018 : Transfert de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem
Mai-août 2019 : Crise du détroit d’Ormuz
Octobre 2019 : Occupation du Golan Syrien par Israël (feu vert de DT en mars)
Septembre 2019 : Reprise des opérations d’enrichissement par Téhéran
27 décembre 2019 : Mort d’un Contractor américain en Irak
29 décembre : Mort de 25 miliciens chiites en Irak
31 décembre : Attaque de l’ambassade américaine à Bagdad
2 janvier 2020 : Frappe de drone américain en plein Bagdad sur le convoi du général Soleimani
3 janvier : Nouvelle série de frappes américaines sur les Unités de Mobilisation Populaires irakiennes (Démentie à ce jour par l’armée irakienne)
Une faute tactique
Le peuple iranien, que l’on pouvait croire en partie las de la poigne du régime et de l’échec de l’ouverture du pays à la coopération internationale, est désormais rassemblé derrière ses dirigeants politiques militaires et religieux. Il a compris combien la menace américaine était concrète. Le parlement Irakien vient de voter le départ des troupes américaines qui étrangement se renforcent de 3 500 marines prudemment déployés pour l’heure au Koweit. Le pouvoir de Bagdad et la rue irakienne, majoritairement chiite, vont coller à Téhéran perçu de nouveau comme leur protecteur ultime. Les leaders politiques et religieux iraniens et irakiens (notamment le grand Ayatollah Ali Sistani) sont de nouveau en situation d’idylle forcée, et le peuple va suivre bon gré, mal gré.
Rappelons en effet que c’est en Irak que la confrontation irano-américaine est la plus directe et la plus forte. L’Irak va donc revenir dans le camp iranien. L’élimination du Commandant de Al-Qods et les frappes contre les plus puissantes milices chiites signent l’annihilation de tous les efforts américains pour désolidariser ce pays stupidement abandonné, par anti saddamisme primaire, aux chiites en 2003 et donc à l’influence iranienne. Les Iraniens voulaient que la rue irakienne rentre chez elle et que les troupes américaines s’en aillent ? Washington vient de les aider considérablement. Ils vont pouvoir ramener au bercail la jeunesse irakienne chiite qui semblait dans les récentes émeutes vouloir secouer le joug de Téhéran. Tel un “deus ex machina“, le Général Soleimani était lui-même récemment venu au cœur de Bagdad pour la ramener à la raison et désamorcer cette rébellion.
Même si Qassem Soleimani était la créature du Guide suprême Ali Khamenei et son instrument contre les modérés partisans de l’ouverture de l’Iran au monde occidental, le poids croissant des Gardiens de la Révolution, de la force al-Qods et de son chef sur le pouvoir politique et religieux comme au sein de l’appareil d’Etat iranien était devenu si fort au fil des années que certains pensaient que la mort du Guide suprême ouvrirait une phase de reprise en main militaire du régime théocratique. Paradoxalement, son assassinat constitue donc une baisse objective de pression sur les religieux. Sinon une bonne nouvelle, du moins l’occasion d’une reprise en main de “la créature” à travers une nouvelle figure de proue intransigeante, mais moins flamboyante et charismatique. Toutefois, Esmail Qaani, numéro 2 de la Force Al-Qods, immédiatement nommé par le guide suprême Ali Khamenei, est aussi un “dur” farouchement et ouvertement anti-américain depuis 2016. Continuité inquiétante, mais attendue. Le Général Qaani aura d’autant plus à faire qu’en tuant Soleimani, l’armée américaine ouvre tragiquement la porte à une résurgence en Irak de l’État Islamique dont le chef d’Al Qods était l’un des plus fervents et efficaces ennemis. Au-delà de l’écran de fumée jeté par Washington pour justifier son acte, c’est l’Irak qui est désormais de nouveau livré sans états d’âme au véritable terrorisme, celui de l’Islam sunnite radical d’al-Qaeda et de Daech. C’est l’aveu d’une convergence d’intérêt tactique entre USA et l’État islamique contre Téhéran (et cela explique d’ailleurs aussi les accords passés par Washington avec les Talibans afghans et le blanc-seing donné à Erdogan en Syrie et désormais en Libye) et d’une claire indifférence américaine pour le sort des populations civiles locales.
Il faut en effet relever la concomitance de l’opération américaine avec l’offensive turque lancée au même moment en Libye au secours du gouvernement légal de Tripoli, même s’il est à ce stade prématuré d’en tirer de claires conclusions. A son habitude, Erdogan avance ses pions sur tout l’échiquier et se sert de la concentration américaine sur l’Iran pour mener sa barque vers la Tripolitaine et gêner à la fois Moscou et Téhéran qui soutiennent le Maréchal Haftar aux côtés de l’Arabie saoudite – des Émirats arabes unis, de l’Égypte. On ne peut que redouter que la situation ne s’aggrave considérablement avec ce nouvel entrant officiel en appui du pouvoir officiel de Sarraj, sans représentativité populaire et fragilisé par sa compromission avec les milices islamistes. La stabilisation de la Libye n’est pas pour demain.
L’assassinat du général Soleimani aura donc été une faute tactique majeure à l’impact stratégique potentiellement dévastateur. L’opération américaine précipite en effet ce que l’Amérique redoute le plus : la consolidation de l’axe russo-sino-iranien d’opposition à l’ordre occidental (cf. leurs manœuvres militaires récentes conjointes dans le Golfe persique), et renforce la lutte entre wahhabites et Frères musulmans. C’est aussi une illustration supplémentaire du caractère parfaitement inopérant du manichéisme et du moralisme cynique en relations internationales. On a changé de décennie, malheureusement pas d’état d’esprit. La nouvelle année pourrait être celle de tous les dangers. La guerre approche. Elle ne sera pas forcément ouverte, même si Israël n’attend qu’un feu vert américain, même discret, pour lancer des attaques décisives contre les installations nucléaires iraniennes.
Comment va riposter le pouvoir de Téhéran ? Probablement pas par des attaques frontales qui signeraient l’enclenchement d’une campagne aérienne dont il ne pourrait sortir militairement vainqueur. On peut redouter que le détroit d’Ormuz ne redevienne extrêmement dangereux, comme l’Irak, La Libye, la Syrie, le Liban et naturellement le malheureux Yemen. Bref, c’est toute la région qui replonge dans les abysses de la violence, sans parler du tragique fortifiant donné à Daech toujours en embuscade. Ce n’est que la suite logique d’une politique étrangère manichéenne et cynique faite d’anathèmes et d’injustice profonde et prisonnière d’un littéralisme qui n’a rien à envier à celui des religieux ultras que l’on dénonce comme rétrogrades ou obscurantistes.
Quelles conséquences ?
En fait, tout va dépendre une fois encore largement de la posture russe et de l’arbitrage du président Poutine face au franchissement américain d’une ligne rouge. Pour Moscou, il ne s’agit pas tant de défendre Téhéran que d’empêcher l’Amérique de continuer à se moquer ouvertement du reste de la planète et d’annihiler les lambeaux d’une gouvernance mondiale en grande souffrance. C’est elle en effet, non l’Otan, qui est “en état de mort cérébrale” ! A l’instar de l’UE qui, en pleine crise de servilité aggravée, attendrait parait-il, “les instructions” de Washington pour savoir à quelle sauce nos sociétés pétrolières impliquées dans le chantier North Stream 2 seront dévorées du fait d’une nouvelle salve de sanctions américaines votées par le Congrès pour contrôler “au nom de la sécurité énergétique européenne” (sic !) la fourniture de gaz de l’Europe et lui imposer son GNL. On croit rêver….
Moscou prend ainsi le rôle de pivot dans la crise. La Russie est plus que jamais une puissance globale renaissante avec laquelle il faut compter et composer. Sans même évoquer le missile balistique hypersonique russe Avangard (annoncé le 27 décembre par le ministre de la défense russe), qui confère, comme d’autre nouvelles armes russes, une protection potentielle redoutable à ses protégés, on ne peut ignorer que le sort de l’Iran dépendra grandement du statut que va lui accorder Moscou dans cette guerre des signaux à l’échelle planétaire. Selon que le président Poutine condamnera l’opération américaine avec une grande vigueur ou en demi-ton, l’axe de puissance alternatif au troupeau occidental regroupé derrière la sanglante bannière de Washington prendra du muscle et du poids… ou demeurera susceptible d’aménagements. Le premier scénario serait désastreux pour Washington. Le second est plus probable, du moins à court terme. La Russie ne se considère pas comme une simple puissance régionale à l’instar de l’Iran ou de la Turquie, mais comme un acteur global. Elle n’a aucun intérêt à se trouver liée aux mésaventures iraniennes. Elle pratique une politique du dialogue maximal avec tous les acteurs, pour consolider son statut de médiateur et de protecteur de la légalité internationale. C’est d’ailleurs principalement la violation américaine caractérisée du droit international qu’elle a dénoncée après l’assassinat dans une déclaration prudente. Par ailleurs, en tant qu’ancien “Grand” et membre permanent du Conseil de Sécurité, Moscou a à cœur de maintenir un canal de dialogue sur un pied d’égalité avec Washington qui lui permet de briser le tête à tête humiliant pour elle de Washington et Pékin.
La France est elle aussi puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Notre pays a en conséquence une responsabilité particulière dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Nous devons donc, en toute logique, nous placer résolument aux côtés de l’Iran au nom de la légalité internationale et de la sauvegarde impérieuse du multilatéralisme dont les lambeaux demeurent les ultimes protecteurs de la sécurité collective internationale.
Notre réaction était attendue. C’est d’abord le président Macron en personne qui aurait dû réagir, non l’un de ses secrétaires d’État adjoints. Et puis surtout, au lieu de s’aligner une fois encore benoitement sur les positions américaines simplement indéfendables, il fallait nous désolidariser de cette rhétorique délirante sur le terrorisme iranien, commode défausse pour faire oublier l’alliance avec l’Arabie saoudite et le dramatique encouragement donné de nouveau à Daech. Il ne sert à rien de se lamenter sur notre aura perdue et notre influence internationale en déroute si l’on ne sait pas montrer notre indépendance de jugement et d’action et notre esprit de responsabilité en d’aussi graves circonstances. Si la France veut encore être prise au sérieux sur la scène du monde, nous n’avons qu’une réaction possible : dénoncer haut et fort cet assassinat extraterritorial et parfaitement illégal, un geste de guerre américain dont les motivations intérieures mettent en danger toute la région et au-delà l’équilibre international. La ficelle est si grossière qu’elle en devient insultante, même pour les plus complaisants des alliés américains. Surtout, elle porte un grave préjudice à l’atmosphère de respect minimal qui doit impérativement revenir pour espérer faire retomber la tension. Pour la France, le courage consiste donc à se désolidariser de l’escalade qui est bien américaine, au lieu d’appeler la force Al-Qods à cesser ses “activités déstabilisatrices” et l’Iran à “s’abstenir de toute escalade militaire susceptible d’aggraver encore l’instabilité régionale”…
C’est le monde à l’envers ! Donald Trump vient de menacer Téhéran d’attaquer 52 cibles iraniennes pas uniquement militaires en cas de riposte à ses frappes meurtrières. Le conseiller militaire du Guide Suprême a lui fait preuve de retenue en prévenant que les représailles porteront exclusivement sur ces cibles militaires. C’est enfantin. C’est naïf. C’est mal connaitre son adversaire et l’acculer dangereusement. L’unilatéralisme belliqueux n’est pas acceptable car nous tous paierons le prix de l’aventurisme américain. Les croisades punitives ont fait la preuve de leur inefficacité depuis des lustres. Le président français a une occasion historique, comparable à celle du président Chirac en 2003, de montrer qu’il sait réfléchir et décider en toute indépendance, à long terme et pour les stricts intérêts nationaux de son pays. Il en va aussi de notre honneur. Il peut et doit initier immédiatement une coalition des nations de bon sens contre l’engrenage proposé par Washington et refuser tout alignement direct ou indirect, quelles que soient les pressions ou critiques. Si les Etats-Unis veulent s’engager dans une guerre, qu’ils en assument seuls la responsabilité ou trouvent des alliés serviles ou intéressés pour les suivre dans cette aventure inique. La France n’en sera pas. Peut-être est-il aussi grand temps d’aller à Téhéran rencontrer le Guide pour lui redire notre attachement à la paix et notre détermination à aider son pays. Et le faire.