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barbarie - Page 2

  • Sous le regard des barbares...

     Nous reproduisons ci-dessous un texte remarquable de Philippe Grasset, cueilli sur son site De Defensa et consacré à la barbarie post-moderne, promue par le système...

    Philippe Grasset a récemment publié La Grâce de l'Histoire (Mols, 2014).

     

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    Sous le regard des barbares

    J’avoue que les scènes diverses dont nous ont accablé les vidéos tournés par les islamistes, ou pseudo-islamistes, du groupe ISIS ou pseudo-ISIS (ou EIIL) lancé à l’assaut de l’antique Bagdad passé à la tronçonneuse du très clean Petraeus, scènes en Irak ou bien en Syrie qui le sait, ces scènes d’exécutions sommaires de pauvres hères ligotés, aveuglés par un bandeau, à genoux et psalmodiant une phrase ou l’autre de contrition forcée, tout cela fait passer le frisson de la barbarie. C’est la barbarie même qui s’exprime, primaire, sauvage, furieuse quoiqu’habitée étrangement et terriblement d’une détermination sans faille. C’est l’évidence même et on ne peut se le dissimuler une seconde ; c’est-à-dire qu’aucun parti-pris, aucun engagement ne devraient le dissimuler, et, de même, aucun parti-pris ni aucun engagement ne devraient bénéficier de la condamnation et du dégoût qui viennent à l’esprit et soulèvent le cœur. Pourtant il y a à voir à cet égard... Nous débusquons le monstre-Système, assez aisément si l’on veut bien, par ce simple détail de sémantique : dans la description de la chose affreuse, le qualificatif de “médiéval” vient souvent sous la plume de tel ou tel commentateur devenu par contraste immensément vertueux, le plus souvent anglo-saxon et immensément civilisé, nous signifiant qu’il s’agit de pratiques d’un passé sombre et obscur. Aussitôt un voile se déchire car ce qualificatif-là, n’est-ce pas, c’est déjà prendre parti en nous disant qu’une telle barbarie est “médiévale”, qu’elle nous vient d’une autre époque, et que notre aujourd’hui, notre modernité dissolue dans notre postmodernité, ont repoussé ce spectre à jamais. Passons outre mais voyons voir, tout de même...

    Ainsi procède-t-on, par amalgame de l’image, du cliché, du lieu absolument commun. Ce qui ne cesse de me stupéfier, c’est à quel point les régiments de la postmodernité, les défenseurs du Système, sont quitte de toute réelle humanité dans la façon dont il profite de chaque ignominie atroce de leur temps (on verra quelques lignes plus loin), pour faire la promotion de leur temps. Ces gens, pauvres hères de l’esprit, sont totalement, c’est-à-dire d’une façon totalitaire en eux-mêmes, les serviteurs-esclaves du Système.

    Cela me conduit à ce jugement après avoir vu telle ou telle vidéo de tel ou tel islamiste vidant son chargeur de Kalachnikov dans le dos de ses prisonniers ligotés, bâillonnés, aveuglés et mis à genou : non seulement cet acte n’a aucune signification directe d’un point de vue général et symbolique, – c’est-à-dire qu’il ne condamne pas rétrospectivement le temps “médiéval”, – mais au contraire sa signification indirecte nous conduit à condamner leur temps, c’est-à-dire notre temps présent. La cause est simple, et vite entendue. On sait bien que cette barbarie soi-disant “médiévale” a été réveillée, ranimée, relancée, rééquipée, remise à neuf pour les besoins de la cause, je veux dire de leur cause dont on voudrait nous faire croire que c’est notre cause, – et plus encore, que c’est une cause, quelque chose qui mérite le nom de “cause” ... On sait bien par quels chemins tortueux et vicieux ont été rallumés les incendies artificiels des extrémismes religieux. (On se reportera à l’inoxydable Brzezinski, circa 1979, préparant le soulèvement afghan à grands coups de manœuvres de la CIA – voir le 31 juillet 2005.) Je conclus à ce point avant d’en venir à l’essentiel : cette barbarie primaire sur vidéo, passé le frisson qu’on a dit, n’amène en moi aucune considération générale directe, notamment concernant la soi-disant sauvagerie “médiévale” de retour parmi nous. Cette barbarie primaire, qui est un montage-Système de notre modernité-postmodernité, voulu par le Système, ne nous ramène pas au temps “médiéval” ; elle nous conduit au contraire directement dans notre temps de la modernité-postmodernité. L’exécuteur à la Kalachnikov, souscripteur d’un ISIS/EIIL couvert de dollars fraîchement imprimés par la Fed, doit tout à leur temps ; il est notre rejeton, notre héritage, notre monstre accouché de nous. Il nous désigne, il nous dénonce, immanquablement. Ainsi passons-nous, comme subrepticement, de leur barbarie primaire à notre barbarie intérieure.

    Effectivement, l’image ne ment pas, comme la plume qui en fait le commentaire ; elle est la marque indubitable de l’acte monstrueux, et ainsi la barbarie primaire des bourreaux allumés de ISIS/EIIL est absolument et indirectement enfantée par notre “barbarie intérieure”... L’expression utilisée vient du titre de l’essai de Jean-François Mattei, La barbarie intérieure, qui porte comme précieux sous-titre : Essai sur l’immonde moderne  (1), – et cela nous permet de passer à l’essentiel. Mattei définit ici et là, dans son essai, ce qu’il entend par “barbarie intérieure :

    « L’histoire de l’Europe, et plus tard du monde, montrera dès lors l’étrange cadeau d’une barbarie qui, vaincue par la civilisation qu’elle avait terrassée, s’est retrouvée transposée au cœur de la civilisation elle-même... [...] Tout s’est passé comme si la barbarie, sous l’influence du monde intérieur du christianisme, s’était progressivement défaite de sa violence extérieure pour se convertir en une cruauté, ou une insensibilité, intérieure. Après l’avènement du christianisme, le barbare, ce ne sera plus l’Autre, à l’extérieur du “limes” impérial, mais le civilisé Meme, à l’intérieur de la conscience...»

    Comme complément de cette citation pour définir la barbarie intérieure, qui est évidemment celle de l’indifférence du monde, la barbarie posée comme par défaut au-dedans de soi et qu’on cherche à écarter, comme on chasse une mouche agaçante dans le chef des terribles cruautés du monde, qui deviennent la transmutation et l’expression opérationnelle de notre propre cruauté intérieure, sans que nous nous en avisions, par indifférence tout cela, – on ajoutera cette observation de Robert Redeker (2) : «La domination de l’indifférence est l’une des grandes singularités de notre modernité tardive. Tout dans notre société concourt à fabriquer à échelle industrielle cet être sans souci que j’appelle l’indifférent. L’histoire – comme d’ailleurs les paysages, œuvre de dizaines de générations de paysans – n’est plus pour lui qu’un spectacle. Il n’est plus lié à l’histoire nationale et aux paysages par aucun lien charnel...»

    Cette barbarie intérieure de l’être indifférent, le “dernier homme” qu’annonçait Nietzsche, n’a pas de meilleur champ d’expérimentation aujourd’hui que l’Ukraine... (La piètre basse-cour de l’“histoire-tout-court” de notre temps métahistorique où se sont réfugiés la plupart ces sapiens n’est pas une simple image. Elle existe, en pleine agitation, aisément identifiable, sur une carte, selon des références bien déterminées, en latitude et longitude. Elle est bien un “champ d’expérimentation” actif, où le Système s’essaie à créer des nouveaux modes d’humanité, où leur bassesse peut s’étaler dans son “bourbier” selon le terme employé par Platon autant que par Plotin, pour rester dans cette veine sublime... Mattei encore : «L’image traditionnelle du “bourbier” [...] est récurrente chez Platon, du Phédon à La République, avant de devenir dans le néoplatonisme, en premier lieu chez Plotin. Mais Platon lui associe, dans un des textes fondateurs de sa philosophie, au septième livre de La République, le terme de “barbare”, indiquant par là que le fond de l’âme humaine, aussi opaque qu’un bourbier, est impropre à la lumière. La barbarie, – “la matière, le bloc, la fange, la géhenne”, murmure la Bouche d’Ombre chez Hugo, – se trouve ainsi dès l’origine liée au destin de l’âme dans la philosophie...»)

    Ce “champ d’expérimentation actif” de la barbarie, initié et opérationnalisé par le Système, se trouve bien en Ukraine aujourd’hui, parallèlement à l’Irak, mais d’une façon particulière et si spécifique que la chose mérite un développement spécifique et particulier. Le concept de “barbarie intérieure” y trouvera tous ses composants et toute son universalité, sa globalisation d’époque, de l’époque de la globalisation. On connaît, – je parle de ceux qui veulent connaître, question d’en faire l’effort, – la situation en Ukraine... L’armée ukrainienne et ses multiples appendices tordus, vicieux, mafieux et mercenaires, continue à pilonner les villes et les villages du Donbass, au nom d’un pouvoir qui est un rassemblement d’êtres dissolus et déstructurés, dont l’âme est “aussi opaque qu’un bourbier”, sans honneur ni parole, faisant assaut de mensonges inconscients et de vitupérations haineuses, tremblants de n’être pas assez du parti de la fange et de l’ombre pour satisfaire leurs maîtres dont ils ignorent qu’il n’y en a qu’un, – et qu’il se nomme le Système, la Bête tentaculaire.

    La vérité de la situation en Ukraine est suffisamment manifestée, attestée, ouverte à notre intelligence et à notre intuition par les moyens clandestins du système de la communication lorsqu’il est de bon usage par une résistance antiSystème. Nous avons tous les témoignages qu’il faut, par les outils triomphants de la communication de la modernité, ses vidéos, ses photos, ses témoignages, ses interviews, etc. Par conséquent, nous disposons de l’évidence d’une campagne dite “de terreur”, où la force qui en a la charge pilonne sans trop de risque les bâtiments civils, les institutions publiques, les appartements anonymes comme les hôpitaux, sans discrimination, presque avec une sorte de souci d’égalité. Je ne dis pas que c’est un carnage monstrueux, que c’est un génocide sans égal, parce qu’en vérité je n’en sais rien ; mais l’on peut aisément savoir, par un simple effort civique de recherche facile de la connaissance, qu’il s’agit de ce que je décris, d’une campagne de terreur contre des populations civiles.

    On comprendra, je l’espère avec ferveur, que ce n’est, de ma part, prendre parti en aucune façon. Je suis en-dehors de ce débat et je dirais même au-dessus, parce que j’estime que ce débat n’est pas le vrai, que la seule chose qui importe pour garder une certaine hauteur est d’identifier ce qui est antiSystème dans telle ou telle occurrence, dans autant de crises, d’incidents, d’affrontements, pour soutenir le phénomène le temps qui importe, dans ce qui devient pour un instant ou pour un moment sa lutte à mort contre le Système. Il n’y a donc rien de politique (encore moins d’idéologique) dans ce cas comme dans mon propos, d’aucun parti, d’aucune chapelle, rien du tout. Ce qui m’importe, dans l’occurrence décrite, c’est bien de débusquer le barbare fondamental, le barbare de notre barbarie intérieure... Et il se trouve justement, dans ce cas, que ce n’est pas le bidasse ukrainien, le tordu de Pravy Sektor ni le psychopathe d’Akademi (ex-Blackstone) ou l’agent un peu exalté d’un service polonais quelconque, tous ceux qu’on retrouve dans la campagne “anti-terroriste” de terreur. Le barbare intérieur, c’est nous, ici, dans nos pays.

    L’Ukraine est champ d’expérimentation à plus d’un titre, et il l’est précisément et particulièrement dans le champ du déni de la vérité d’une situation, par automatisme, par fermeture, par enfermement dans “la matière, le bloc, la fange, la géhenne”, – ce champ bienheureux de l’indifférence où l’on ne voit rien. Il s’agit donc bien de notre barbarie intérieure. Jusqu’à l’Ukraine-2014, il n’existait aucune occurrence où les communautés dites-civilisées, chez nous, dans cet Occident du monde abîmé dans son hybris, aient si manifestement, si extraordinairement et consciencieusement, mais aussi en toute inconscience je crois, si complètement ignoré ce qui se passe sous leur regard vide.

    On sait comment fonctionne notre système de la communication. Des événements font l’objet de toute son attention, pour telle ou telle raison qu’importe, d’autres sont complètement ignorés. L’Ukraine (ce qu’on désigne comme la “crise ukrainienne”, à partir de son premier paroxysme de février 2014) fait partie de la première catégorie. L’événement a donc été suivi, commenté, chargé d’intenses significations antagonistes, disséqué, disputé, etc. On connaît la musique, avec les affrontements de communication qui vont avec, les polémiques, les narrative, les montages, etc., d’une façon désormais connue entre les tenants du Système (la presse-Système et le reste) et la résistance antiSystème, tout cela à la lumière encore éclatante des précédents libyens et syriens. Mais avec l’Ukraine, il s’est passé quelque chose de singulier. A partir d’un certain moment, disons vers quelque part début-avril ou courant-avril, lorsque la crise s’est concentrée sur la campagne “anti-terroriste” lancée par Kiev contrer le Sud-Est du pays, tout a semblé se contracter, se replier, se refermer et se fermer ; les lumières se sont éteintes, du côté du Système, la salle s’est vidée, les portes se sont fermées, les cadenas ont claqué. A part quelques éclats ici ou là qu’il était difficile d’ignorer, quelque événement politique ou “militaire” plus imposant que les autres, tout s’est passé dans le paysage de la communication comme s’il n’y avait plus rien à voir, comme si l’animation furieuse de la crise et des affrontements s’était dissipée en un lendemain silencieux de fin de saison, puis transformée en une immobilité sans accident ni relief particulier. Soudain, en Ukraine, il n’y eut plus rien, ou tout comme.

    Je crois bien que c’est la première fois qu’un tel phénomène se produit, que le Système, sans doute lassé d’avoir à argumenter pour imposer sa narrative, peut-être craignant finalement de n’y pas parvenir, rompt brusquement en disant en toute simplicité : “voilà, c’est fini”. Je ne parle pas ici d’efficacité, d’une opération d’étouffement de la communication réussie, etc., car l’on sait bien que ce n’est pas le cas, que, dans tous les réseaux antiSystème, sous la plume des commentateurs du domaine, chez les résistants, leurs relais divers, au contraire la description et la dénonciation de la vérité de la situation se sont poursuivies et se poursuivent toujours. Je parle du Système et de ses gros moyens en général, et, par conséquent, de tous ceux qui le suivent et qui obtempèrent, en le sachant un peu ou en l’ignorant souvent, qu’importe. Tous ceux-là se sont brusquement fermés à la vérité du monde qu’ils discutaient et contestaient l’instant d’avant, ils l’ont écartée, ils lui ont tourné le dos avec une telle effronterie et une telle impudence, et une telle inconscience d’ailleurs, que l’on en reste coi. Certes, et encore une fois, ils n’ont pas réussi à anéantir cette vérité du monde, mais ce n’est nullement ce qu’il m’importe de montrer et je crois même que ce n’était pas leur but ... Ce qui m’importe ici, c’est bien la soudaine et éclatante démonstration de la barbarie intérieure qui les habite, qui est bien le caractère de notre temps, car cette ignorance soudaine, ce basculement dans l’indifférence, et cela quel que soit votre parti et le parti-pris, – voilà bien la parfaite illustration de ce que l’on nomme “barbarie intérieure”. Elle n’a pas les mains tachées de sang, cette barbarie, elle n’a pas le regard furieux du bourreau ni la Kalachnikov au canon fumant, mais à tout prendre on comprend que je dise qu’elle est beaucoup plus effrayante, qu’elle est d’une terrible horreur d’un degré au-delà et en-dessous. Cette barbarie intérieure est celle du regard vide et tourné vers soi, et encore plus vide de ce fait, celle des âmes désagrégées dans l’entropie du nihilisme.

    ... Par conséquent, ils ignorent, ces barbares intérieurs à eux-mêmes, que les événements se sont poursuivis et se poursuivent. D’ailleurs, est-il bien nécessaire de les en instruire ? Poser la question, n’est-ce pas, on croirait que c’est déjà y répondre. (Mon Dieu, combien est lourde cette sorte de quasi-certitude, combien nous attriste cette désagrégation, cet éparpillement d’eux-mêmes de nos contemporains, de nos compagnons égarés et leurrés.) ... Mais qu’y puis-je enfin, – toute cette aventure, toute cette quête épuisante et sublime, toutes ces vérités que nous devons affronter, toute ces angoisses que nous devons supporter et dont je connais la cause, tout cela est hors des standards de leur “histoire-tout-court”, de leur petite histoire ripolinée et blanchie par les maîtres-mandarins de nos établissements-Système qui réécrivent la vérité du monde. Tout cela est de l’ordre de la métahistoire, et il faut leur annoncer avec la précaution nécessaire qu’on prend pour les âmes fragiles et fangeuses, et déjà dissoutes, qu’ils ont déjà perdu et qu’ils doivent songer à changer de parti, comme ils font en général dans cette sorte de situation... (Car au fond ils ne sont pas mauvais, comme on le sait bien depuis Plotin, mais simplement trop faible pour échapper à l’attraction du Système, aux tentacules de la Matière déchaînée.)

    On leur dira également, et avec autant de précaution, que si l’on s’élève un peu l’air devient assez éclatant de lumière pour constater que les événements sont si rapides, si emportés et si fous, dans le tourbillon de l’histoire transformée en métahistoire, qu’à cet instant vous pouvez croire que tout est possible, jusqu’à l’effondrement du monde-Système, jusqu’à la Chute... Nous y sommes. Il faudra bien qu’ils nous y rejoignent.

    Philippe Grasset (De Defensa, 19 juin 2014)

    Notes

    1). La barbarie intérieure –Essai sur l’immonde moderne, de Jean-François Mattéi, Quadrige/PUF, Paris, 3ème édition 2006. (Première édition publiée en 1999. La troisième édition comporte notamment une “préface à la 3ème édition” inédite.)

    2). Déjà citées dans nos colonnes (le 14 juin 2014), ces déclarations de Robert Redeker sont extraites d’Eléments, avril-juin 2014.

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  • La barbarie...

    « La situation ne deviendra désespérée que si tout pouvoir de décision est laissé, en matière d'enseignement notamment, à des hommes foncièrement étrangers à la culture, aux technocrates et aux hommes politiques qui s'en font les porte-parole. » Vers la barbarie, entretien avec Michel Henry (Krisis n°1, été 1988)

     

    Les Presses universitaires de France viennent de rééditer l'essai de Michel Henry intitulé La barbarie. Mort en 2002, professeur de philosophie à l'université de Montpellier, Michel Henry a publié plusieurs romans ainsi que de nombreux ouvrages de philosophie. A l'occasion de la publication de cet essai, il avait donné un entretien à la revue Krisis, publié dans son premier numéro.

     

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    « Ce livre est parti d'un constat simple mais paradoxal, celui d'une époque, la nôtre, caractérisée par un développement sans précédent du savoir allant de pair avec un effondrement de la culture. Pour la première fois sans doute dans l'histoire de l'humanité, savoir et culture divergent au point de s'opposer dans un affrontement gigantesque, une lutte à mort, s'il est vrai que le triomphe du premier entraîne la disparition de la seconde. »

    Publié pour la première fois en 1987 (Ed. Grasset et Fasquelle), ce texte suscita un fort intérêt mais aussi de virulentes critiques. Il se révèle de nos jours d'une actualité malheureusement cruelle. Il témoigne de " ce sentiment tragique d'impuissance que tout homme cultivé éprouve aujourd'hui devant les faits ". Il importe, pour penser notre époque, de revenir aux réflexions d'un philosophe qui analyse et pense les causes de la barbarie de notre monde.

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  • Sans histoire... ni géographie...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Laurent Dandrieu, cueilli sur le site de Valeurs actuelles et dans lequel il dénonce la fabrication à la chaîne de générations de déracinés...

    Laurent Dandrieu est actuellement rédacteur en chef adjoint de l'hebdomadaire Valeurs actuelles et était, dans les années 90, un des animateurs de la revue Réaction, remarquable revue de la droite littéraire de conviction.

     

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    Sans histoire... ni géographie

    Au début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, il fut un (court) temps question de mener une “politique de civilisation”, concept intéressant disparu aussi vite qu’apparu. La civilisation, pour aller vite, c’est le processus qui permet de savoir d’où l’on vient, afin de pouvoir savoir où l’on va. Comment donc pourrait-on mener une “politique de civilisation” quand tout est fait par ailleurs pour que l’individu moderne ne sache plus d’où il vient ?

    Quand tout, des plaques d’immatriculation automobiles aux programmes scolaires, conspire à en faire un nomade sans appartenance et sans mémoire ?

    Dans un récent recueil d’annotations portées par des professeurs sur leurs élèves (les Perles des bulletins de note, éditions Jean-Claude Gawsevitch), on relevait cette remarque désabusée d’un professeur sur l’un de ses lycéens : « Année sans histoire… et sans géographie non plus d’ailleurs. » Boutade qui, comme toujours, est plus vraie qu’elle ne le croit. En effet, comme nous l’apprend une récente tribune de Rémy Knafou publiée dans le Monde du 5 octobre, les programmes de géographie des classes de première entrés en vigueur en septembre 2011 consacrent ni plus ni moins que la disparition de la France en tant que telle : « L’entité “France”, celle de la République française, a purement et simplement disparu au profit de deux autres niveaux : le niveau européen, d’un côté, et celui des territoires qui composent la France, de l’autre, la part belle étant faite aux “territoires de proximité” », explique ce professeur émérite de la Sorbonne. Tout se passe comme si l’on voulait nous faire croire que la France est une simple juxtaposition de régions, unie par un hasard administratif, mais sans histoire com­mune, sans identité commune et par conséquent sans destin commun. Le tout ne serait ici que la somme des parties, sans rien leur apporter, sans que l’appartenance de ces parties à un tout modifie en quoi que ce soit leur existence ou leur devenir. La négation de la géographie française devient ici la négation du roman national, qui débouche inéluctablement sur la négation d’un avenir national.

    Déjà alarmante en soi, cette curieuse omission, ­exemplaire selon Rémy Knafou « d’une certaine dés­orientation collective », ne fait en réalité qu’élargir la brèche sans cesse grandissante creusée dans la perception que peuvent avoir les jeunes générations de leur identité. Ci­toyens d’un pays qui semble avoir basculé dans “l’après-histoire”, sans rien pour les relier charnellement à une geste historique qui s’éloigne de plus en plus dans le passé, sans devoir qui concrétise leur appartenance à une communauté nationale – comme l’a fait pour des générations le service national –, sans pour autant pouvoir se rattacher à une identité européenne qui reste fictive, réduits à leur simple statut de consommateur et de rouage du système économique, les jeu­nes générations de Français voient en même temps s’effacer les ­symboles qui pourraient les rattacher à une com­mu­nauté de destin, à une identité collective, à des racines concrètes.

    On dit célébrer l’identité européenne, mais on édite un agenda ponctué des fêtes du monde entier… à l’exception des chrétiennes. On voudrait que les Français délaissent les dé­lices de la repentance pour retrouver une certaine fierté nationale, mais on les prive, dans les manuels d’histoire, des ­grandes figures du passé, Clovis, Jeanne d’Arc ou Louis XIV, pour les entretenir du Monomotapa et des beautés de la ­civilisation dogon. On les somme d’agir en acteurs économiques responsables de la planète, mais on ne leur présente, sur les billets de banque, qu’un monde imaginaire et abstrait : ponts qui ne conduisent nulle part, vitraux vierges de toute représentation qui n’éclairent aucune cathédrale, absence de toute figure identifiable conduisent à se considérer comme une monade anonyme, le rouage impersonnel d’un système sans visage. Les monuments réels, d’ailleurs, obéissent eux-mêmes à ce principe d’anonymat : aéroports, bâtiments administratifs et même musées dévolus à l’histoire locale (comme celui de Liverpool, inauguré cet été) se ressemblent tous d’un pays à l’autre, issus de ce style international interchangeable et terriblement monotone dans sa quête d’originalité précisément, qui reproduit les mêmes formes et les mêmes silhouettes à Tokyo, à Sydney ou à Los Angeles.

    On déplore à longueur de discours le désarroi de ci­toyens en perte de repères, mais on fait tout pour les faire disparaître, pour effacer tous les signes de reconnaissance qui pourraient leur donner le point d’ancrage leur per­mettant de résister au vertige du tourbillon bougiste en s’inscrivant dans une lignée, dans une mémoire, dans un héritage. En privant ainsi les citoyens de toute transmission, on croit former peut-être des individus pleinement maîtres de leur destin, des citoyens du monde, des agents économiques à la flexibilité parfaite et des consommateurs adaptés aux innovations perpétuelles d’un marché mondialisé. On fabrique surtout des générations de déracinés, balayés par la première bourrasque faute d’avoir la moindre fondation, propres à former les gros bataillons de la barbarie qui vient.

    Laurent Dandrieu (Valeurs actuelles, 20 octobre 2011)

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