“Comment peut-on être rebelle aujourd’hui ? Je me demande surtout comment on pourrait ne pas l’être ! Exister, c’est combattre ce qui me nie. Être rebelle, ce n’est pas collectionner des livres impies, rêver de complots fantasmagoriques ou de maquis dans les Cévennes. C’est être à soi-même sa propre norme. S’en tenir à soi quoi qu’il en coûte. Veiller à ne jamais guérir de sa jeunesse. Préférer se mettre tout le monde à dos que se mettre à plat ventre. Pratiquer aussi en corsaire et sans vergogne le droit de prise. Piller dans l’époque tout ce que l’on peut convertir à sa norme, sans s’arrêter sur les apparences. Dans les revers, ne jamais se poser la question de l’inutilité d’un combat perdu. ”
Dominique Venner, le Cœur rebelle
Le premier colloque autour de l’œuvre et des idées de Dominique Venner se tiendra le 17 mai 2014 à la Maison de la Chimie à Paris, à partir de 14h30 (28 rue Saint-Dominique 75017 Paris)
Le programme des interventions :
- “Dominique Venner, historien et essayiste de l’histoire” par Philippe Conrad
- “Dominique Venner, le coeur rebelle” par Pierre-Guillaume de Roux
- “Les leçons du samouraï” par Javier Portella
- “L’esprit Corps Franc” par Bernard Lugan
- “Un exemple de tenue” par Alain de BenoistCe sera aussi l’occasion du lancement de la réédition du Cœur rebelle par les Éditions Pierre-Guillaume de Roux.
Le nombre de places est limité, aussi nous vous recommandons vivement le recours à la billetterie en ligne
Notez également qu’une vente de livres de Dominique Venner, anciens ou récents, sera organisée sur place.
Cliquez ici pour télécharger l’affiche du colloque en haute définition.
alain de benoist - Page 88
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Dominique Venner, écrivain et historien au cœur rebelle...
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Pour l'impérium européen !...
Nous reproduisons ci-dessous l'allocution prononcée par Alain de Benoist au Colloque « Europe-marché ou Europe-puissance » du samedi 26 avril organisé par la revue Eléments.
Mesdames, Messieurs, chers Amis,
Il y a encore un quart de siècle, l’Europe apparaissait comme la solution à presque tous les problèmes. Aujourd’hui, elle est perçue comme un problème qui s’ajoute aux autres. Sous l’effet de la désillusion, les reproches pleuvent de partout. A la Commission européenne on reproche tout : de multiplier les contraintes, de se mêler de ce qui ne la regarde pas, de vouloir punir tout le monde, de paralyser nos institutions, d’être organisée de manière incompréhensible, d’être dépourvue de légitimité démocratique, d’anéantir la souveraineté des peuples et des nations, de n’être plus qu’une machine à ne pas gouverner. Dans la plupart des pays, les opinions positives sur l’Union européenne sont en chute libre depuis au moins dix ans. La proportion de ceux qui, en France, pensent que « l’appartenance à l’Union est une mauvaise chose » a même bondi de 25 % en 2004 à 41 % en 2013. Plus récemment encore, un sondage Ipsos révélait que 70 % des Français souhaitent « limiter les pouvoirs de l’Europe ».
C’est un fait que l’Union européenne traverse aujourd’hui une crise de légitimité sans précédent. C’est un fait aussi que le spectacle qu’elle offre n’a rien pour enthousiasmer. Mais comment en est-on arrivé là ?
La « déconstruction » de l’Europe a commencé au début des années 1990, avec les débats autour de la ratification du traité de Maastricht. C’est dès cette époque que l’avenir de l’Europe est apparu comme éminemment problématique et que nombre d’Européens ont commencé à déchanter. Au moment où la globalisation faisait naître des craintes supplémentaires, les gens ont bien vu que « l’Europe » ne garantissait pas un meilleur pouvoir d’achat, une meilleure régulation des échanges commerciaux dans le monde, une diminution des délocalisations, une régression de la criminalité, une stabilisation des marchés de l’emploi ou un contrôle plus efficace de l’immigration, bien au contraire. La construction européenne est apparue alors, non comme un remède à la globalisation, mais comme une étape de cette même globalisation.
Dès le départ, la construction de l’Europe s’est en fait déroulée en dépit du bon sens. Quatre erreurs essentielles ont été commises : 1) Etre partis de l’économie et du commerce au lieu de partir de la politique et de la culture en s’imaginant que, par un effet de cliquet, la citoyenneté économique déboucherait mécaniquement sur la citoyenneté politique. 2) Avoir voulu créer l’Europe à partir du haut, au lieu de partir du bas. 3) Avoir préféré un élargissement hâtif à des pays mal préparés pour entrer dans l’Europe à un approfondissement des structures politiques existantes. 4) N’avoir jamais voulu statuer clairement sur les frontières de l’Europe et sur les finalités de la construction européenne.
Obsédés par l’économie, les « pères fondateurs » des Communautés européennes ont volontairement laissé la culture de côté. Leur projet d’origine visait à fondre les nations dans des espaces d’action d’un genre nouveau dans une optique fonctionnaliste. Pour Jean Monnet et ses amis, il s’agissait de parvenir à une mutuelle intrication des économies nationales d’un niveau tel que l’union politique deviendrait nécessaire, car elle s’avèrerait moins coûteuse que la désunion. N’oublions pas d’ailleurs que le premier nom de « l’Europe » fut celui de « Marché commun ». Cet économisme initial a bien entendu favorisé la dérive libérale des institutions, ainsi que la lecture essentiellement économique des politiques publiques qui sera faite à Bruxelles. Loin de préparer l’avènement d’une Europe politique, l’hypertrophie de l’économie a rapidement entraîné la dépolitisation, la consécration du pouvoir des experts, ainsi que la mise en œuvre de stratégies technocratiques.
En 1992, avec le traité de Maastricht, on est passé de la Communauté européenne à l’Union européenne. Ce glissement sémantique est lui aussi révélateur, car ce qui unit est évidemment moins fort que ce qui est commun. L’Europe d’aujourd’hui, c’est donc d’abord l’Europe de l’économie et de la logique du marché, le point de vue des élites libérales étant qu’elle ne devrait être rien d’autre qu’un vaste supermarché obéissant exclusivement à la logique du capital.
La deuxième erreur, comme je l’ai dit, a consisté à vouloir créer l’Europe à partir du haut, c’est-à-dire à partie des institutions de Bruxelles. Comme le souhaitaient les tenants du « fédéralisme intégral », une saine logique aurait au contraire voulu qu’on parte du bas, du quartier et du voisinage vers la commune, de la commune ou de l’agglomération vers la région, de la région vers la nation, de la nation vers l’Europe. C’est ce qu’aurait permis notamment l’application rigoureuse du principe de subsidiarité. La subsidiarité exige que l’autorité supérieure intervienne dans les seuls cas où l’autorité inférieure est incapable de le faire (c’est le principe de compétence suffisante). Dans l’Europe de Bruxelles, où une bureaucratie centralisatrice tend à tout réglementer par le moyen de ses directives, l’autorité supérieure intervient chaque fois qu’elle s’estime capable de le faire, avec comme résultat que la Commission décide de tout parce qu’elle se juge omnicompétente.
La dénonciation rituelle par les souverainistes de l’Europe de Bruxelles comme une « Europe fédérale » ne doit donc pas faire illusion : par sa tendance à s’attribuer autoritairement toutes les compétences, elle se construit au contraire sur un modèle très largement jacobin. Loin d’être « fédérale », elle est même jacobine à l’extrême, puisqu’elle conjugue autoritarisme punitif, centralisme et opacité.
La troisième erreur a consisté à élargir inconsidérément l’Europe, alors qu’il aurait fallu en priorité approfondir les structures existantes, tout en menant un vaste débat politique dans l’ensemble de l’Europe pour tenter d’établir un consensus sur les finalités. On l’a vu tout particulièrement lors de l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale. La plupart de ces pays n’ont en fait demandé à adhérer à l’Union européenne que pour bénéficier de la protection de l’OTAN. Ils parlaient d’Europe, mais ils ne rêvaient que de l’Amérique ! Il en est résulté une dilution et une perte d’efficacité qui ont rapidement convaincu tout le monde qu’une Europe à vingt-cinq ou à trente était tout simplement ingérable, opinion qui s’est encore renforcée des inquiétudes culturelles, religieuses et géopolitiques liées aux perspectives d’adhésion de la Turquie.
Compte tenu de la disparité des niveaux économiques, des conditions sociales et des systèmes fiscaux, l’élargissement hâtif de l’Union européenne a en outre déclenché un chantage aux délocalisations au détriment des travailleurs. Il a enfin été l’une des causes majeures de la crise de l’euro, ce qui explique que la mise en circulation d’une monnaie unique, loin de favoriser la convergence des économies nationales en Europe, l’a au contraire aggravée jusqu’à la rendre insupportable.
La souveraineté européenne est désormais introuvable, tandis que les souverainetés nationales ne sont plus que des souvenirs. En d’autres termes, on a déconstruit les nations sans construire l’Europe. Un paradoxe qui s’explique quand on a compris que l’Union européenne n’a pas seulement voulu substituer l’Europe aux nations, mais aussi remplacer la politique par l’économie, le gouvernement des hommes par l’administration des choses. L’Union européenne a fait sienne un libéralisme qui se fonde sur le primat de l’économie et la volonté d’abolir la politique en « dépolitisant » la gestion gouvernementale, c’est-à-dire en créant les conditions dans lesquelles tout recours à une décision proprement politique devient inopportun, sinon impossible.
A cette orientation libérale s’ajoute une crise morale. Obsédée par l’universalisme dont elle a si longtemps été le vecteur, l’Europe a intériorisé un sentiment de culpabilité et de négation de soi qui a fini par façonner sa vision du monde. Elle est ainsi devenu le seul continent qui se veut « ouvert à l’ouverture » sans considération de ce qu’elle peut elle-même apporter aux autres.Il est de fait que l’Europe, depuis ses origines, s’est employée à conceptualiser l’universel, qu’elle s’est voulue pour le meilleur et pour le pire une « civilisation de l’universel ». Mais « civilisation de l’universel » et « civilisation universelle » ne sont pas synonymes. Selon un bel adage souvent cité, l’universel, dans le meilleur sens du terme, c’est « le local moins les murs ». Mais l’idéologie dominante ignore la différence entre « civilisation universelle » et « civilisation de l’universel ». Sur réquisition de ses représentants, l’Europe a été assignée à l’ignorance de soi – et à la « repentance » pour ce dont elle est encore autorisée à se souvenir –, tandis que la religion des droits de l’homme universalisait l’idée de Mêmeté. Un humanisme sans horizon s’est ainsi posé en juge de l’histoire, posant l’indistinction en idéal rédempteur, et faisant à tout moment le procès de l’appartenance qui singularise. Comme l’a dit Alain Finkielkraut, « cela signifiait que, pour ne plus exclure qui que ce soit, l’Europe devait se défaire d’elle-même, se “désoriginer”, ne garder de son héritage que l’universalité des droits de l’homme […] Nous ne sommes rien, c’est la condition préalable pour que nous ne soyons fermés à rien ni à personne »5. « Vacuité substantielle, tolérance radicale », a pu dire dans le même esprit le sociologue Ulrich Beck – alors que c’est au contraire le sentiment de vide qui rend allergique à tout.
Seuls dans le monde, les dirigeants européens refusent de se penser comme garants d’une histoire, d’une culture, d’un destin collectif. Sous leur influence, l’Europe n’en finit pas de répéter que son propre passé n’a rien à lui dire. Les billets d’euros le démontrent à la perfection : on n’y voit que des structures vides, des architectures abstraites, jamais un paysage, jamais un visage. L’Europe veut échapper à l’histoire en général, et à la sienne en particulier. Elle s’interdit d’affirmer ce qu’elle est, et ne veut même pas se poser la question de son identité par crainte de « discriminer » envers l’une ou l’autre de ses composantes. Lorsqu’elle proclame son attachement à des « valeurs », c’est pour souligner aussitôt que ces valeurs ne lui appartiennent pas en propre, tous les peuples étant censés avoir les mêmes. Cet accent mis sur les « valeurs » plutôt que sur les « intérêts », les objectifs ou la volonté de souveraineté politique est révélateur d’une impuissance collective. L’Europe ne sait absolument pas ce qu’elle veut faire. Elle ne se pose d’ailleurs même pas la question, car elle devrait alors reconnaître qu’elle ne veut rien. Et pourquoi ne veut-elle rien ? Parce qu’elle ne sait plus et ne veut plus savoir ce qu’elle est.
Les conséquences sont redoutables. Dans le domaine de l’immigration, l’Union européenne s’est dotée d’une politique d’harmonisation très généreuse pour les migrants qu’aucun Etat ne peut plus désormais modifier. Dans le domaine commercial et industriel, c’est le même refus de toute « sanctuarisation » qui a prévalu. La suppression de toute entrave au libre-échange s’est traduite par l’arrivée massive en Europe de biens et de services fabriqués à bas prix dans des pays émergents pratiquant le dumping sous toutes ses formes (social, fiscal, environnemental, etc.), tandis que le système productif européen se délocalisait de plus en plus vers des pays situés en dehors de l’Europe, aggravant ainsi la désindustrialisation, le chômage et les déficits commerciaux.
La politique étrangère est le revers de la souveraineté nationale. L’Union européenne ne constituant pas un corps politique, il ne peut évidemment pas y avoir de politique étrangère commune, mais tout au plus un agrégat conjoncturel de diplomaties nationales assorti d’une politique « extérieure » dérivée des compétences « communautaires ». Que ce soit à propos de l’intervention américaine en Irak, de la guerre en Libye, au Mali ou en Syrie, que ce soit à propos de la Russie ou du Proche-Orient, de la Palestine, du Kosovo ou plus récemment de la Crimée, les Européens ont toujours été incapables d’adopter une position commune, la majorité d’entre eux se contentant de s’aligner sur les positions américaines. Ne se percevant pas d’intérêts communs, ils ne sauraient avoir non plus de volonté commune ou de stratégie commune.
Pourtant, malgré les déceptions qu’a engendrées jusqu’ici la construction européenne, une Europe politiquement unie n’en reste pas moins plus nécessaire que jamais. Pourquoi ? D’abord pour permettre à des peuples européens trop longtemps déchirés par des guerres et des conflits ou rivalités de toutes sortes de reprendre conscience de leur commune appartenance à une même aire de culture et de civilisation et de s’assurer d’un destin commun sans plus jamais avoir à s’opposer entre eux. Mais aussi pour des raisons tenant au moment historique que nous vivons.
A l’époque du système de Yalta, lorsque le monde était dominé par le duopole américano-soviétique, l’émergence d’une tierce puissance européenne était déjà une nécessité. Cette nécessité est plus grande encore depuis l’effondrement du système soviétique : dans un monde désormais éclaté, seule une Europe unie peut permettre aux peuples qui la composent de jouer dans le monde un rôle à leur mesure. Pour en finir avec la domination de l’hyperpuissance américaine, il faut restituer au monde une dimension multipolaire. C’est une autre raison de faire l’Europe.
La globalisation, en même temps qu’elle engendre un monde sans extérieur, où l’espace et le temps sont virtuellement abolis, consacre l’impuissance grandissante des Etats-nations. A l’époque de la modernité tardive – ou de la postmodernité naissante –, l’Etat-nation, entré en crise dès les années 1930, devient chaque jour plus obsolète, tandis que les phénomènes transnationaux ne cessent de s’accroître. Ce n’est pas que l’Etat ait perdu tous ses pouvoirs, mais il ne peut plus faire face à des emprises qui se déploient aujourd’hui à l’échelle planétaire, à commencer par celle du système financier. Dans un univers dominé par l’incertitude et les risques globaux, aucun pays ne peut espérer venir seul à bout des problèmes qui le concernent. Pour le dire autrement, les Etats nationaux ne sont plus les entités primaires qui permettent de résoudre les problèmes nationaux. Trop grands pour répondre à l’attente quotidienne des citoyens, ils sont en même temps trop petits pour faire face aux défis et aux contraintes planétaires. Le moment historique que nous vivons est celui de l’action locale et des blocs continentaux.
Dans pareil contexte, les « souverainistes » apparaissent comme des hommes qui développent souvent de bonnes critiques, mais n’apportent pas de bonnes solutions. Lorsqu’ils dénoncent (non sans raison) le caractère bureaucratique et technocratique des décisions prises à Bruxelles, il est facile par exemple de leur répondre que les bureaucraties et les technocraties des actuels Etats-nations ne valent pas mieux. Lorsqu’ils critiquent l’atlantisme de l’Union européenne, il est tout aussi facile de leur faire observer que les gouvernements nationaux s’orientent exactement dans la même direction. Nous assistons aujourd’hui à un vaste mouvement d’homogénéisation planétaire, qui touche aussi bien la culture que l’économie et la vie sociale. L’existence des Etats-nations ne l’entrave en aucune façon. Les vecteurs de cette homogénéisation nationale se jouent des frontières, et ce serait une grave erreur de croire que l’on pourra y faire face en s’arc-boutant sur elles. La plupart des reproches que l’on adresse à l’Europe seraient donc tout aussi justifiés à l’échelle nationale.
D’autres critiques sont contradictoires. Ainsi, ce sont souvent les mêmes qui déplorent l’impuissance politique de l’Europe (sur des sujets tels que la guerre du Golfe, le conflit dans l’ex-Yougoslavie, etc.) et qui se refusent absolument aux délégations de pouvoir nécessaires à l’instauration d’un véritable gouvernement politique européen, seul capable de prendre en matière de politique étrangère les décisions qui s’imposent.
L’argument de la « souveraineté » des nations ne vaut pas mieux. Quand on dit que l’Union européenne implique des abandons de souveraineté nationale, on oublie qu’il y a déjà longtemps que les Etats-nations ont perdu leur capacité de décision politique dans tous les domaines qui comptent le plus. A l’heure de la globalisation, ils ne sont plus détenteurs que d’une souveraineté nominale. L’impuissance des gouvernements nationaux face aux mouvements des capitaux, au pouvoir des marchés financiers, à la mobilité sans précédent du capital, est aujourd’hui évidente. Il faut en prendre acte pour rechercher les moyens d’instaurer une nouvelle souveraineté au niveau où elle peut concrètement s’exercer, c’est-à-dire précisément au niveau européen. C’est encore un motif supplémentaire de faire l’Europe.
L’une des raisons profondes de la crise de la construction européenne est que personne n’est apparemment capable de répondre à la question : qu’est-ce que l’Europe ? Les réponses ne manquent pourtant pas, mais la plupart sont convenues et aucune ne fait l’unanimité. Or, la réponse à la question : qu’est-ce que l’Europe ? conditionne la réponse à cette autre question : que doit-elle être ?
Chacun sait bien en fait qu’il n’y a aucune commune mesure entre une Europe cherchant à s’instituer en puissance politique autonome et souveraine, avec des frontières clairement définies et des institutions politiques communes, et une Europe qui ne serait qu’un vaste marché, un espace de libre-échange ouvert sur le « grand large », destiné à se diluer dans un espace sans limites, largement dépolitisé ou neutralisé et ne fonctionnant qu’avec des mécanismes de décision technocratiques et intergouvernementaux. L’élargissement hâtif de l’Europe et l’incertitude existentielle qui pèse aujourd’hui sur la construction européenne ont jusqu’ici favorisé le second modèle, d’inspiration « anglo-saxonne » ou « atlantique ». Or, choisir entre ces deux modèles, c’est aussi choisir entre la politique et l’économie, la puissance de la Terre et la puissance de la Mer. Malheureusement, ceux qui s’occupent de la construction européenne n’ont en général pas la moindre idée en matière de géopolitique. L’antagonisme des logiques terrestre et maritime leur échappe complètement.
Le général de Gaulle avait en 1964 parfaitement défini le problème lorsqu’il avait déclaré : « Pour nous, Français, il s’agit que l’Europe se fasse pour être européenne. Une Europe européenne signifie qu’elle existe par elle-même et pour elle-même, autrement dit qu’au milieu du monde elle ait sa propre politique. Or, justement, c’est cela que rejettent, consciemment ou inconsciemment, certains qui prétendent cependant vouloir qu’elle se réalise. Au fond, le fait que l’Europe, n’ayant pas de politique, resterait soumise à celle qui lui viendrait de l’autre bord de l’Atlantique leur paraît, aujourd’hui encore, normal et satisfaisant ».
L'Europe est un projet de civilisation ou elle n’est rien. A ce titre, elle implique une certaine idée de l'homme. Cette idée est à mes yeux celle d'une personne autonome et enracinée, rejetant d'un même mouvement l'individualisme et le collectivisme, l'ethnocentrisme et le libéralisme. L’Europe que j’appelle de mes vœux est donc celle du fédéralisme intégral, seul à même de réaliser de manière dialectique le nécessaire équilibre entre l’autonomie et l’union, l’unité et la diversité. C’est sur de telles bases que l’Europe devrait avoir pour ambition d’être à la fois une puissance souveraine capable de défendre ses intérêts spécifiques, un pôle de régulation de la globalisation dans un monde multipolaire, et un projet original de culture et de civilisation.
Pour l’heure, nous le voyons bien, la situation est bloquée. Nous voulions l’Europe de la culture, nous avons eu celle des technocrates. Nous subissons les inconvénients de la mise en œuvre d’une monnaie unique sans en recueillir les avantages. Nous voyons les souverainetés nationales disparaître sans que s’affirme la souveraineté européenne dont nous avons besoin. Nous voyons l’Europe se poser en auxiliaire, et non pas en adversaire de la mondialisation. Nous la voyons légitimer les politiques d’austérité, la politique de la dette et la dépendance vis-à-vis des marchés financiers. Nous la voyons s’affirmer solidaire de l’Amérique dans sa nouvelle guerre froide avec la Russie, et prête à signer avec les Américains un accord commercial transatlantique qui nous réduirait à merci. Nous la voyons devenir amnésique, oublieuse d’elle-même, et donc incapable de tirer de son passé des raisons de se projeter vers l’avenir. Nous la voyons se refuser à transmettre ce dont elle a hérité, nous la voyons incapable de formuler un grand projet collectif. Nous la voyons sortir de l’histoire, au risque de devenir l’objet de l’histoire des autres.
Comment sortir de ce blocage ? C’est le secret de l’avenir. On voit bien, ici et là, s’esquisser des alternatives. Elles méritent toutes d’être étudiées, en sachant toutefois que le temps nous est compté. J’ai souvent cité ce mot de Nietzsche, qui disait : « L’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau ». Nietzsche, on le sait, en appelait aussi aux « bons Européens ». Eh bien, soyons de « bons Européens » : lançons à notre tour un appel afin qu’apparaisse enfin l’Etat européen, l’impérium européen, l’Europe autonome et souveraine que nous voulons forger et qui nous évitera le tombeau.
Vive l’Europe, mes amis ! Je vous remercie.
Alain de Benoist
Colloque Europe-marché ou Europe-Puissance 26 avril 2014 -
La guerre au nom de l'humanité ?...
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré aux guerres "humanitaires" d'aujourd'hui...
Les guerres idéologiques modernes ont pris le relais des anciennes guerres de religion…
Autrefois, des princes cyniques se faisaient la guerre afin d’agrandir leurs territoires respectifs. Aujourd’hui, les conflits semblent avoir changé de nature…
Ils ont changé de nature parce que le regard sur la guerre a changé. Elle était considérée autrefois comme un événement désagréable, mais dont aucune société ne pouvait faire l’économie. Peu à peu, l’idée s’est fait jour, cependant, que l’on pouvait en finir avec la guerre. Cela a abouti en 1928 au pacte Briand-Kellogg, signé par 63 pays qui déclarèrent solennellement qu’ils condamnaient le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renonçaient en tant qu’instrument de politique nationale. Cela n’a évidemment pas empêché la Deuxième Guerre mondiale d’éclater ! À partir de 1945, la guerre d’agression ayant de nouveau été mise hors la loi, on s’est empressé de trouver des moyens de tourner cette interdiction. L’une des astuces à laquelle on a eu recours a été la notion de « légitime défense préventive », dont les États-Unis et Israël se sont faits les théoriciens. Mais la trouvaille majeure a été de décréter qu’il était licite de faire la guerre lorsque les motifs étaient d’ordre éminemment moral : rétablir la démocratie, sauver les populations civiles, éliminer une dictature. Le recours à la force contre des États souverains a donc été justifié par des considérations d’ordre interne. La charte de l’ONU, élaborée au départ en vue du maintien de la paix, a parallèlement été réinterprétée comme devant assurer le primat du « droit international humanitaire », fût-ce par le moyen de conflits armés. Ainsi sont nées les « guerres humanitaires » inspirées par l’idéologie des droits de l’homme.
Grande est l’impression que, désormais, non content de battre l’ennemi, il faut l’annihiler, le criminaliser, voire le convertir… N’assistons-nous pas à des parodies de croisade, les droits de l’homme ayant remplacé les Évangiles ?
Dès que l’on se situe sur le terrain de la morale, une telle évolution est inévitable. Les guerres de religion sont par définition les plus meurtrières, parce que l’ennemi n’y est plus perçu comme un adversaire du moment, qui pourrait éventuellement devenir un allié si les circonstances changeaient, mais comme une figure du Mal. C’est pour en finir avec les guerres de religion qu’au lendemain des traités de Westphalie (1648) un nouveau droit de la guerre (jus ad bellum), lié à l’avènement de ce qu’on a appelé le jus publicum europaeum, a vu le jour. Son but explicite était d’humaniser la guerre, de la « mettre en forme », selon l’expression de Vattel. C’était une guerre à justus hostis : on admettait que celui-là même que l’on combattait pouvait avoir ses raisons. Il était l’ennemi, mais il n’était pas le Mal. La victoire s’accompagnait d’un traité de paix, et nul ne cherchait à perpétuer, au lendemain des combats, une hostilité qui n’avait plus lieu d’être.
Les guerres idéologiques modernes ont pris le relais des anciennes guerres de religion, avec lesquelles elles ont une évidente parenté : il y est toujours question du Bien et du Mal. Ces guerres modernes ressuscitent le modèle médiéval de la guerre à justa causa, de la « guerre juste », c’est-à-dire de la guerre qui tire sa légitimité de ce qu’elle défend une « juste cause ». L’ennemi est, dès lors, nécessairement tenu pour un criminel, un délinquant, qu’il ne faut pas seulement vaincre, mais dont on doit aussi éradiquer tout ce qu’il représente. Les guerres « humanitaires » d’aujourd’hui sont des guerres au nom de l’humanité : qui se bat au nom de l’humanité tend nécessairement à regarder ceux qu’il combat comme hors humanité. Contre un tel ennemi, tous les moyens deviennent bons, à commencer par les bombardements de masse. Dès lors s’effacent toutes les distinctions traditionnelles : entre les combattants et les civils, le front et l’arrière, la police et l’armée (les guerres deviennent des « opérations de police internationale ») et finalement la guerre et la paix, puisque avec la « rééducation » des populations conquises, la guerre se prolonge en temps de paix. Quant au soldat, comme l’écrit Robert Redeker, l’auteur du Soldat impossible, il est « remplacé par un mixte de policier, de gendarme, d’intervenant humanitaire, d’assistance sociale, d’infirmier et de pédagogue », chargé de « convertir, en punissant les récalcitrants, tous les États aux droits de l’homme et à la démocratie ». Ce n’est plus qu’une apparence de soldat.
D’un autre côté, on ne cesse de nous vanter des « guerres propres » avec « zéro mort ». N’y aurait-il pas contradiction ?
Dans le meilleur des cas, le « zéro mort » n’est jamais envisagé que pour « les nôtres » ! Les pertes ennemies ne sont pas prises en compte. L’idée est née de l’évolution des techniques de guerre. On est passé du corps à corps à la flèche, puis au carreau d’arbalète, à la balle, au boulet de canon, à l’obus, à la bombe aérienne. En clair : la distance entre celui qui tue et celui qui est tué n’a jamais cessé de croître. L’avion qui lâche ses bombes incendiaires sur des populations civiles ne prend guère de risques si l’ennemi ne possède ni batteries anti-aériennes ni missiles sol-air. On atteint aujourd’hui un sommet avec les drones qui tuent des gens par centaines en Afghanistan, mais sont manœuvrés des États-Unis par des fonctionnaires qui appuient sur des boutons comme s’ils jouaient à un jeu vidéo.
Cela dit, le recours à des outillages technologiques de plus en plus sophistiqués n’est pas gage de victoire : gagner une bataille n’est pas gagner la guerre. On l’a bien vu en Irak et en Afghanistan : c’est après le succès initial que les problèmes commencent. « À la guerre, chaque adversaire fait la loi de l’Autre », rappelait Clausewitz. En France, où l’armée de terre ne représente plus que 119.000 hommes, on n’a cessé de diminuer les effectifs et de rogner sur le budget de la Défense (aujourd’hui 1,5 % du PIB), avec comme résultat que l’armée française n’a plus les moyens d’intervenir sur plus d’un front. Ce que rappelait récemment le général Vincent Desportes, ancien directeur de l’École de guerre : « Des forces réduites de haute sophistication sont de plus en plus aptes à remporter les batailles et de moins en moins capables de gagner les guerres, adaptées surtout aux conflits que nous ne voulons pas mener. »
Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 24 avril 2014)
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Pour l'Europe carolingienne...
Le nouveau numéro de la revue Eléments (n°151, avril - juin 2014) est disponible en kiosque.
Dans ce numéro, Pascal Esseyric et Patrick Péhèle nous livre un dossier consacré à l'Europe, ainsi que des entretiens avec Robert Redeker ("La guerre seule peut ressusciter la politique") et avec Julien Hervier ("Ernst Jünger cet inconnu") et des articles consacrés à William Morris et au nouveau capitalisme criminel Et on trouvera également la chronique cinéma de Ludovic Maubreuil, la Chronique d'une fin du monde sans importance de Xavier Eman et l'éditorial de Robert de Herte intitulé « L'actualité d'un centenaire ».
Vous pouvez commander ce numéro ou vous abonner sur le site de la revue : http://www.revue-elements.com.
Au sommaire :
Éditorial
L'actualité d'un centenaire, par Robert de Herte
Forum ...L'entretien
Robert Redeker par Alain de Benoist
Cartouches
L'actualité des idées, des sciences, du cinéma, des arts et des lettres
À propos d'un prix littéraire, par Jacques Aboucaya
Chronique cinéma, par Ludovic Maubreuil
Romans noirs, par Pierric Guittaut
Chronique d'une fin du monde sans importance, par Xavier Eman
Sciences, par Bastien O'Danieli
Le combat des idées
« Je m'incline devant ceux qui sont tombés» , par Ernst Jünger
Ernst Jünger, cet inconnu, entretien avec Julien Hervier
Maurice Genevoix - Ernst Junger: le face-à-face, par Laurent Schang
Nouveau capitalisme criminel, par François Bousquet
William Morris contre le monde moderne, par Olivier François
Dossier
Europe-Marché ou Europe-puissance
L'Europe carolingienne à l'avant-garde, par Felix Morès
Envers et contre tout, l'Europe ! , par Alain de Benoist
« L'audace d'un État européen fédéral», par Gérard Dussouy
Union européenne, l'objection démocratique, par Éric Maulin
L'Empire, une idée très ancienne et très neuve, par Pierre Le Vigan
Faut-il sortir de l'euro? , par Éric Maulin
Union transatlantique: la grande menace, par Alain de Benoist
Éphémérides
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Quelle Europe ?...
Le rêve européen s’est transformé en cauchemar. L’Union européenne traverse une crise de légitimité sans précédent. Et le spectacle qu’elle offre n’a rien pour enthousiasmer. Le sentiment le plus répandu est que l’Europe se construit désormais contre les Européens. Un sondage Ipsos a révélé que 70 % des Français souhaitent « limiter les pouvoirs de l’Europe ». Comment en est-on arrivé là ?
À l’occasion de la parution du numéro spécial «Europe» de la revue Eléments n°151, la rédaction a le plaisir de vous inviter à participer au colloque «Europe-marché ou Europe-puissance ?», le samedi 26 avril prochain, qui aura lieu de 15 à 19 heures à Paris, à l'ASIEM (6 rue Albert de Lapparent 7e arrondissement).
Invités du colloque
• Eric Maulin, professeur à l’université de Strasbourg et vice-président du Forum Carolus,
• Gérard Dussouy, professeur de géopolitique à l'université de Bordeaux,
• Magali Pernin, spécialiste en droit public, animatrice du site contrelacour.fr,
• Françoise Bonardel, philosophe, professeur à l'université de Paris Panthéon-Sorbonne,
• Paul-Marie Coûteaux, essayiste,
• Pierre Le Vigan, écrivain et journaliste d’Éléments,
• Alain de Benoist, essayiste et directeur de Krisis et Nouvelle Ecole. -
« L'Europe n'a cessé de se construire sans les peuples »...
Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site italien L'AntiDiplomatico sur la question européenne...
« L'Europe n'a cessé de se construire sans les peuples »
- Dans de nombreux pays, nous sommes en train d'assister à la fusion des partis conservateurs et socialistes qui s'unissent pour défendre l'austérité de Bruxelles contre les intentions de votes des électeurs. Le vote des Parlementaires nationaux sur les lois de stabilité ne compte désormais plus et les gouvernements ne font qu'attendre l'approbation de la Commission. Pour finir, les pays sont en train de s’endetter pour financer des organisations intergouvernementales comme le Mes qui prendra des décisions fondamentales pour la vie des populations ces prochaines années et qui est dénué de mécanismes de transparence et de tout contrôle démocratique. Que reste-t-il de démocratique à nos populations pour exprimer leur mal-être social croissant ?La situation que vous décrivez est l’aboutissement d’une longue dérive, qui s’est encore accélérée après la signature du traité de Maastricht. Le déficit de légitimité démocratique des institutions européennes actuelles a été souligné de longue date : aujourd’hui encore, la Commission européenne échappe pratiquement à tout contrôle, le Conseil des ministres, issu des gouvernements européens, n’a de comptes à rendre à personne, le choix du président de la Banque centrale n’a pas à être confirmé par le Parlement, et la nomination des membres de la Cour de justice de l’Union est la seule affaire des gouvernements. Même la supranationalité existante actuellement n’a pas résulté d’une délibération publique ou d’un processus démocratique, mais d’une décision judiciaire de la Cour européenne de justice qui, dans ses deux arrêts fondamentaux de 1963 et 1964, a élevé les traités fondateurs de l’Europe au rang de « charte constitutionnelle », avec pour effet direct la primauté du droit communautaire par rapport aux droits nationaux. Le Parlement européen, seule instance porteuse de la souveraineté populaire, est privé à la fois de son pouvoir normatif et de son pouvoir de contrôle. Avec l’arrivée des nouveaux Etats membres, il ne produit plus qu’une cacophonie politiquement inaudible.L’Europe, en fait, n’a cessé de se construire sans les peuples. On pourrait même dire que la grande constante des « faiseurs d’Europe » a été leur méfiance irrépressible vis-à-vis de toute demande d’arbitrage émanant des électeurs, c’est-à-dire des citoyens. C’est ainsi qu’il y a quelques années, on avait formulé un projet de Constitution sans que jamais soit posé le problème du pouvoir constituant, et lorsque l’on a consulté le peuple par voie de référendum, comme en France en 2005, cela a été, au vu des résultats, pour s’en repentir amèrement et se jurer qu’on ne le ferait plus (d’où le projet de « traité simplifié » adopté au sommet de Lisbonne, qui avait pour seul objet de contourner l’opposition au traité constitutionnel européen en reproposant le même contenu sous un habillage différent).- Vous citez souvent la phrase de Nietzsche : « l'Europe se fera au bord du tombeau ». Pouvez-vous nous expliquer plus clairement votre idée de l'Europe... selon vous, quelle forme est-elle en train de prendre ?La phrase de Nietzsche signifie qu’une réorientation de la construction européenne ne pourra vraisemblablement advenir que lorsque les institutions actuelles se seront complétement effondrées. L’Union européenne est aujourd’hui à la fois impuissante et paralysée mais, paradoxalement, elle s’est en même temps engagée dans une sorte de fuite en avant qui lui interdit de changer de principes ou d’orientations. Pour pouvoir envisager un « autre commencement », il faut donc que les choses aillent à leur terme. On pourrait faire ici une comparaison avec le système capitaliste, qui a moins à redouter de ses adversaires que de lui-même : il périra de ses propres contradictions.- Dans votre livre de 1995, L'Empire intérieur, vous écrivez de quelle façon le fédéralisme est la logique la plus conforme à l’impérialisme. Que diriez-vous aujourd'hui à ceux qui continuent à proposer comme seule alternative possible les États-Unis d'Europe ?Dans mon livre, j’écris que le fédéralisme prolonge dans une certaine mesure l’inspiration « impériale » dans la mesure où il se caractérise par des traits tels que la décentralisation, l’autonomie de ses diverses composantes, le recours au principe de subsidiarité, etc. Mais je parle ici du modèle historique de l’Empire par opposition au modèle jacobin de l’Etat-nation, non de l’ « impérialisme », terme que je n’emploie jamais dans un sens positif ! Il y a pour moi autant de différence entre l’Empire et l’impérialisme qu’entre le bien commun et le communisme, l’égalité et l’égalitarisme, ou encore la liberté et le libéralisme…La formule des « Etats-Unis d’Europe », que l’on trouve déjà chez Victor Hugo, ne m’est pas antipathique. Mais c’est une formule qui ne signifie pas grand-chose dans la mesure où l’on ne peut envisager une Europe politiquement unie à la façon dont se sont formés les Etats-Unis d’Amérique. Ce qu’il me paraît en revanche important de souligner, c’est que l’Europe actuelle n’a absolument rien de « fédéral », contrairement à ce que disent certains de ses adversaires. Pour les partisans d’un « fédéralisme intégral », dont je fais partie, une saine logique aurait voulu que la construction européenne se fasse à partir du bas, du quartier et du voisinage (lieu d’apprentissage de base de la citoyenneté) vers la commune, de la commune ou de l’agglomération vers la région, de la région vers la nation, de la nation vers l’Europe. C’est ce qui aurait permis l’application rigoureuse du principe de subsidiarité. La subsidiarité exige que l’autorité supérieure intervienne dans les seuls cas où l’autorité inférieure est incapable de le faire (c’est le principe de compétence suffisante). Dans l’Europe de Bruxelles, où une bureaucratie centralisatrice tend à tout réglementer par le moyen de ses directives, l’autorité supérieure intervient chaque fois qu’elle s’estime capable de le faire, avec comme résultat que la Commission décide de tout parce qu’elle se juge omnicompétente. La dénonciation rituelle par les souverainistes de l’Europe de Bruxelles comme une « Europe fédérale » ne doit donc pas faire illusion : par sa tendance à s’attribuer autoritairement toutes les compétences, elle se construit au contraire sur un modèle très largement jacobin. Loin d’être « fédérale », elle est même jacobine à l’extrême, puisqu’elle conjugue autoritarisme punitif, centralisme et opacité.- Les plus grands économistes du monde avaient indiqué toutes les implications négatives qu'engendrerait le choix d'une monnaie unique dans des pays aussi différents sur le plan économique. Pensez-vous qu'il soit souhaitable et politiquement possible pour des pays comme la France ou l'Italie, particulièrement touchés par les conséquences de ce choix monétaire, de retourner à leurs anciennes devises ?Je ne suis pas du tout sûr que « les plus grands économistes du monde » aient vraiment mis en garde contre l’instauration de l’euro ! Certains l’ont sans doute fait, mais il me semble que la majorité des économistes étaient plutôt favorables à la monnaie unique. On voit aujourd’hui à quel point ils se sont trompés. L’idée d’une monnaie unique n’était pourtant pas du tout absurde, notamment dans la perspective de la création d’une monnaie de réserve alternative par rapport au dollar. Le problème est venu de ce que l’Allemagne a exigé que l’euro ait la même valeur que le mark, ce qui le rendait inutilisable par plus de la moitié des pays européens. Pour ses créateurs, l’euro devait favoriser la convergence des économies nationales. En réalité, du fait même de sa surévaluation, il a favorisé leur divergence.On parle aujourd’hui beaucoup d’un retour aux anciennes devises nationales. En France, par exemple, des hommes comme le sociologue Emmanuel Todd ou l’économiste Jacques Sapir se sont nettement prononcés pour une sortie de l’euro. Je suis personnellement plus sceptique. Une telle hypothèse, d’abord, est aujourd’hui purement théorique, car aucun pays n’est apparemment disposé à sortir du système de l’euro. Un retour au franc ou à la lire, suivi d’une dévaluation, aurait par ailleurs pour conséquence de renchérir la dette publique, qui resterait libellée en euros. Une sortie de l’euro n’aurait de sens que si elle était concertée, c’est-à-dire si elle était le fait de tout un ensemble de pays, ce qui dans l’immédiat n’est qu’un rêve. Enfin, s’il est incontestable que l’euro a aggravé la crise que nous connaissons depuis 2008, il n’en est pas le seul responsable. La question de l’endettement public me semble beaucoup plus grave. Un retour aux anciennes monnaies nationales ne résoudrait pas cette question de la dette publique. Il suffit d’ailleurs de voir ce qu’il en est de la Grande-Bretagne : elle n’a jamais adopté l’euro, mais elle n’en est pas moins confrontée à d’énormes problèmes de déficits et d’endettement. La cause principale de la crise, la dépendance des Etats par rapport aux marchés financiers, trouve son origine dans la nature même du système capitaliste. La disparition de l’euro ne nous ferait pas sortir de ce système.- Après les excuses du Fonds Monétaire International, des membres de la Commission et de la BCE ont eux aussi reconnu des erreurs dans la gestion de la crise en Grèce. Une vraie farce si l'on considère le drame social qu'est en train de vivre le pays. La troïka représente-t-elle une dégénération des temps que nous vivons ?La « Troïka » est l’outil privilégié de la Forme-Capital. Certains de ses responsables ont bien pu reconnaître avoir commis des « erreurs » dans le cas de la Grèce, ils n’en ont pas pour autant changé fondamentalement d’orientations. Conformément aux exigences de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), ils en tiennent toujours pour des mesures d’« austérité » qui passent par la privatisation à outrance, la concurrence sauvage, la baisse des salaires, les délocalisations, le démantèlement du secteur public et des services sociaux. Ces mesures, qui sont censées favoriser un « retour de la croissance », aboutissent en réalité au résultat inverse. Les politiques d’austérité diminuent le pouvoir d’achat, donc la demande, donc la consommation, donc la production, ce qui entraîne une augmentation du chômage et une baisse des rentrées fiscales. Les principales victimes de ces politiques sont les classes populaires et les classes moyennes aujourd’hui menacées de déclassement.- Dans une société où règnent la liberté de mouvements de capitaux et de marchandises, la renégociation au rabais des droits sociaux acquis et une inégalité sociale croissante, telle que de plus en plus de personnes ne peuvent se permettre une vie tout simplement digne, quelle place le concept d' « impérialisme » a-t-il pris ?Je vois mal le rapport entre l’« impérialisme » et la situation que vous décrivez, peut-être parce que nous ne donnons pas le même sens à ce mot. Mais ce qu’il est important de voir, c’est que la liberté de mouvement des marchandises et des capitaux va de pair, dans la doctrine du capitalisme libéral (et plus encore dans celle du capitalisme financier aujourd’hui triomphant, dont l’une des grandes caractéristiques est d’être presque totalement déterritorialisé), avec une totale liberté de circulation des hommes. C’est ce qui explique que, dans tous les pays, ce sont les milieux capitalistes et patronaux qui se montrent le plus favorables à l’immigration. Ils savent que celle-ci exerce une pression à la baisse sur les salaires des travailleurs « autochtones », et que cette baisse est de nature à augmenter leurs profits. C’est en ce sens que l’on peut dire de la masse des immigrés qu’elle constitue l’« armée de réserve » du Capital.- Est-il sensé de parler aujourd'hui de droite et de gauche dans le débat politique ? Existe-t-il pour vous un modèle de développement alternatif au modèle financier globalisé qui exerce son hégémonie sur l'Occident ?Le clivage droite-gauche est devenu aujourd’hui complètement obsolète, dans la mesure où il ne permet plus d’analyser les rapports de force à l’œuvre dans les nouveaux mouvements sociaux. Tous les grands événements de ces dernières décennies ont fait apparaître de nouveaux clivages transversaux par rapport aux familles politiques traditionnelles. C’est ainsi qu’il y a des partisans « de droite » et de « gauche » de l’Union européenne, des adversaires « de droite » et « de gauche » de la globalisation, etc. Dans ces conditions, la référence à la « droite » et à la « gauche » ne veut plus rien dire. Toutes les enquêtes d’opinion montrent d’ailleurs que la majorité des gens ne savent plus du tout ce qui pourrait encore distinguer la droite et la gauche. Ils le savent d’autant moins qu’ils voient depuis au moins trente ans des gouvernements « de droite » et « de gauche » se succéder pour faire les mêmes politiques (ils voient des alternances, mais jamais une alternative). Le fossé qui ne cesse de se creuser entre le peuple et la classe politique dans son ensemble a encore contribué à aggraver cette situation.Il existe des modèles alternatifs au système capitaliste actuel, qui est aujourd’hui fondamentalement confronté au problème de la dévalorisation de la valeur, mais ils n’ont aucune chance d’être appliqués aussi longtemps que l’on ne sera pas allés jusqu’au bout de la crise. On ne peut en effet sortir à moitié du système dominant. On ne peut qu’en sortir totalement, ou bien y demeurer. Rompre avec ce système impliquerait une véritable « décolonisation » des esprits. Le capitalisme n’est en effet pas seulement un système économique. Il est aussi porteur d’une dynamique anthropologique, dans la mesure où il se fonde sur une certaine idée de l’homme héritée du libéralisme des Lumières, en l’occurrence un homme qui ne serait qu’un consommateur-producteur mû par des considérations purement utilitaristes ou relevant de l’axiomatique de l’intérêt. En ce sens, rompre avec le système capitaliste actuel, cela implique aussi de rompre avec l’obsession économique et le primat des seules valeurs marchandes.- Qu'attendez-vous des prochaines élections européennes ? Pensez-vous que la politique sera capable d'offrir un modèle de développement alternatif qui pourra sauver l'Europe ?Je n’attends rien des prochaines élections européennes, dont le seul intérêt sera de permettre d’évaluer l’audience des différents partis nationaux. De façon plus générale, je n’attends rien non plus de la politique. Les hommes politiques découvrent aujourd’hui chaque jour l’étendue de leur impuissance. Les transformations essentielles de la société, celles qui font véritablement passer d’un moment historique à un autre, sont d’une nature trop complexe pour se ramener à des initiatives politiques ou gouvernementales qui, dans presque tous les cas, sont incapables de dépasser l’horizon du court terme et les impératifs de la seule gestion.Alain de Benoist, propos recueillis par Alessandro Bianchi (L'AntiDiplomatico, 9 avril 2014)