Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hubert Darbon, cueilli sur le site de L'Incorrect et consacré à l'écrivain G. K. Chesterton. Traducteur de Chesterton, Hubert Darbon est également l'éditeur d’un recueil d’aphorismes, Le Monde selon Chesterton (Artège, 2021).
Chestertonologie
1) Des paradoxes qui éclairent…
G. K. Chesterton est surnommé l’Apôtre du bon sens tout autant que le Prince du paradoxe, ce qui n’est en rien paradoxal : il est de bon sens de penser par paradoxes. Le paradoxe – le retournement du lieu commun, l’apparente impossibilité logique – est le plus sûr moyen d’atteindre et de saisir la vérité. Le monde dans lequel nous vivons est le Paradis originel, mais la Chute, en nous cillant, nous a interdit de le voir. Il faut donc choisir un angle nouveau, se faire « athlètes oculaires » pour réapprendre à voir les choses telles qu’elles sont vraiment : les arbres, d’étranges structures qui tombent ; les taupinières, des montagnes ; les nuages, des collines ; les étoiles, des fleurs ; les hommes, des mouches rampant au plafond au-dessus de l’espace, « suspendus à la grâce de Dieu ». Le paradoxe chestertonien n’est pas un simple effet de manche ou une coquetterie d’écrivain : c’est une méthode d’appréhension du monde.
2) Rire pour être sérieux…
À propos de l’écrivain Joseph McCabe qui lui reprochait de trop user d’humour dans des livres sérieux, Chesterton écrivit : « M. McCabe pense que je suis seulement drôle, et jamais sérieux, parce qu’il pense que drôle est le contraire de sérieux. Drôle est le contraire de pas drôle et de rien d’autre. » La légèreté, la loufoquerie, la bouffonnerie ont toujours leur place, même lorsqu’il s’agit d’apologétique, de politique ou de critique, car le monde est cette chose étrange qui porte en soi « une secrète trahison » : il échappe toujours à l’esprit rationnel lorsque celui-ci est à deux doigts de l’attraper. Il est donc possible, mais mieux encore sain, souhaitable et moral d’être drôle lorsque l’on traite de choses graves. « Seul d’entre les animaux, l’homme est secoué par cette folie magnifique qu’on appelle le rire, comme s’il avait attrapé du regard quelque secret dans la forme même de l’univers, ignoré de l’univers lui-même. »
3) Ni de droite, ni de gauche…
« Trop de capitalisme ne signifie pas trop de capitalistes, mais trop peu. » Cet aphorisme a contribué à confondre bien des esprits sur le positionnement politique de Chesterton. On ne sait trop s’il faut le ranger à gauche ou à droite – une typologie qui, de toute façon, n’aurait pas signifié grand-chose pour lui. Pourfendeur du capitalisme (« ce qui existe quand une classe de capitalistes, grossièrement reconnaissable et relativement petite, concentre entre ses mains une telle quantité de capital qu’elle a besoin d’être servie, contre salaire, par une très large majorité des citoyens »), il ne l’était pas moins du socialisme (« une chose évidente à défendre pour le riche oisif (…), qui se dit humaniste, mais qui est aussi froide que toutes les autres abstractions »). Il pouvait moquer les progressistes (ceux qui veulent continuer à faire des erreurs) et, dans la même phrase, les conservateurs (ceux qui veulent empêcher que les erreurs soient corrigées). Sa ligne, le distributisme, se veut une « troisième voie » : large répartition des moyens de production (entreprises, outils, terre), localisme, subsidiarité, démocratie – une société en manière de patchwork, peuplée de yeomen, hommes libres et propriétaires.
4) D’hier pour aujourd’hui et demain…
S’il fut une voix très identifiable et même influente dans le paysage politique de l’Angleterre du début du XXe siècle (il lutta, par patriotisme, contre l’impérialisme, s’opposa à la guerre des Boers, et combattit, entre autres choses, l’eugénisme, les magnats corrompus et le scientisme), il fut avant toutes choses un écrivain (poète, commentateur, romancier, biographe, critique littéraire), et c’est là son héritage le plus riche et le plus précieux. Moins que ses postures mêmes, parfois difficiles à transposer dans nos propres remous, c’est son style qu’il faut s’approprier : apprendre à penser non ce qu’il pensait, mais comme il pensait. Apprendre à regarder toute chose comme si on la découvrait, à rire au milieu des grands malheurs de l’homme, à crier une juste colère, à écrire des épopées religieuses, à louer l’esprit courtois et chevaleresque, à remettre le monde à l’endroit en le mettant sens dessus dessous.
5) Voir l’au-delà dans l’ici-bas…
Toute l’œuvre de Chesterton est, dans un sens, une longue, sinueuse et parfois labyrinthique entreprise apologétique. Le message de l’Homme éternel, son chef-d’œuvre, est le suivant : puisque le plan de Dieu a embrassé l’humanité entière depuis la nuit des temps et que Dieu lui-même s’est fait homme, tout est apologétique, toute chose en ce monde peut être l’occasion de deviner son Créateur. Celui qui s’est exercé à voir et à regarder avec l’œil de l’artiste peut percer le voile et découvrir les plus grandes et les plus hautes vérités dans les choses les plus ordinaires et les plus modestes. Or, rien n’est plus propre à vous entraîner à cette habitude que le christianisme, la religion des trois vertus paradoxales (la foi, croire quand il n’y a plus rien à croire ; l’espérance, espérer quand tout est désespéré ; la charité, pardonner l’impardonnable). Pour prendre une autre image chère à Chesterton, le christianisme – et plus précisément le catholicisme – est la seule clé assez complexe pour ouvrir la serrure complexe du monde.
Hubert Darbon (Site de L'Incorrect, 13 septembre 2024)