Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Olivier Babeau à Figaro Vox et consacré au retour du projet de censure des réseaux sociaux sous couvert de lutte contre l'islamisme. Professeur en sciences de gestion à l’université de Bordeaux, Olivier Babeau est également président de l'Institut Sapiens.
«Il ne faudrait pas que l’assassinat de Samuel Paty serve à légitimer les projets de censure des réseaux sociaux»
FIGAROVOX. - «Les réseaux sociaux ont joué un rôle dans ce que nous vivons aujourd’hui» a déclaré Laetitia Avia à propos de la décapitation de Samuel Paty. Partagez-vous son avis?
Olivier BABEAU. - Oui, c’est une évidence. Exactement comme le téléphone joue un rôle dans l’organisation de méfaits depuis qu’il existe, quand il sert aux malandrins à se coordonner. Couper le téléphone ne permettra malheureusement pas d’empêcher les crimes et délits. Il importe de comprendre comment les réseaux ont été des courroies de transmission dans le scénario tragique qui a conduit à un crime barbare. Il appartiendra à la justice de faire la lumière sur les circonstances particulières du drame et il est évidemment utile que nous cherchions à en tirer le plus vite possible des leçons. Mais il faut se garder de réactions simplistes qui n’auraient que l’avantage politique de donner l’impression d’une réaction rapide, mais qui passeraient à côté du problème.
La loi Avia ne risque-t-elle pas d’avoir un effet pervers en permettant aux militants islamistes de censurer toute critique de l’islamisme et même de l’Islam?
Il ne faudrait pas que l’assassinat de Samuel Paty serve à légitimer les projets de censure des réseaux sociaux. Ce serait tomber de Charybde en Scylla: pour échapper au chaos des expressions extrêmes, on créerait par la force un jardin à la française de débats aseptisés. On n’échapperait à l’hystérie qu’au prix de l’apathie. Ce serait guérir une maladie en tuant le malade: le débat serait enfin propre, mais il n’y aurait plus de débat.
Le risque est que la loi tue ce qu’elle est censée protéger: la liberté de parole. La censure ouvre une boîte de Pandore: celle de l’interdiction de tous les propos jugés dérangeants. Or aucune définition de ce qu’est un «discours de haine» ne sera jamais suffisamment précise pour éviter qu’elle soit utilisée par les ennemis de la tolérance. Il est d’ailleurs significatif que l’on utilise à tort le suffixe «phobie» pour stigmatiser des attitudes alors que ce mot signifie «peur», et non haine (qui est le préfixe «miso», comme dans mysogynie).
En pensant désarmer les discours d’intolérance, on risque au contraire de leur donner de nouvelles armes: toute critique, toute remise en cause, toute divergence, pourra devenir à terme assimilée à un discours de haine. Et donc interdit. C’est bien l’argument qu’avaient utilisés les islamistes contre les caricatures: parce qu’elles choquent certains croyants, elles doivent être interdites. C’est exactement ce qu’il se passe dans les universités américaines où la domination de l’orthodoxie progressiste assimile tout désaccord à une forme de violence devenue intolérable.
L’hyper-sensibilité face aux contradictions qui en naît désapprend la confrontation aux arguments adverses. Le fanatique est celui qui n’est plus capable d’imaginer que l’autre pourrait avoir raison et se sent finalement si fragile dans son obsession qu’il ne peut supporter le spectacle de quelqu’un vivant ou pensant autrement. C’est ce fanatisme qui mine notre société. Il est accru mais non pas créé par le numérique.
S’en prendre aux réseaux sociaux plutôt qu’à ceux qui les alimentent de contenus haineux, n’est-ce pas faire l’autruche?
Les réseaux sociaux ne sont que des caisses de résonance de phénomènes sociaux qui existent indépendamment d’eux. Ils les amplifient et peuvent en précipiter les formes les plus extrêmes, mais ils ne les créent pas. Le terrorisme existait avant eux et existerait sans eux. On ne supprimera pas le radicalisme islamique et on ne réglera pas le problème désormais clairement dénoncé du séparatisme en débranchant internet. Pas plus qu’on règle la cause d’un mal en éliminant les symptômes.
Il est exact néanmoins que les activistes de tout poil ont trouvé dans les plateformes d’échange des outils providentiels pour le recrutement d’adeptes et l’organisation d’actions. Les réseaux ont accru le pouvoir du meilleur comme du pire de la société. En rendant la communication aisée et abaissant le coût de formation de communautés, les réseaux sociaux ont permis l’émergence de mouvements inédits.
Cette émergence n’aurait tout simplement pas été possible du temps où l’information était plus visqueuse et filtrée par quelques institutions. Il doit être possible de mieux en surveiller les dérives sans en briser la dynamique. C’est le défi qui se pose à nous: juguler les violences, stopper les projets criminels, limiter les effets de bulle cognitive pour ne garder que le meilleur des réseaux sociaux.
N’est-il pas paradoxal de défendre la liberté d’expression des enseignants mais de s’en prendre aussitôt après à celle des internautes?
C’est le drame de la liberté d’expression: beaucoup de gens ont tendance à penser qu’elle s’applique surtout à l’expression de ses propres opinions. Le plus difficile est justement de comprendre qu’il faut tolérer, en son nom, des discours opposés à ce que nous pensons. La liberté ne peut pas uniquement être celle de penser comme soi. Il revient à nos institutions d’organiser ces expressions contradictoires sans prendre parti.
C’est précisément la raison pour laquelle les projets de censure sont une solution perverse: ils reviennent nécessairement à choisir une option morale particulière et à la promouvoir comme seule possible. Mais si l’on réfléchit au mouvement des idées et des mœurs depuis des millénaires, on constate qu’il n’a été possible que parce que, sous forme de transgressions incontrôlées ou tolérées, des alternatives aux discours dominants ont pu se développer. On n’attend pas de l’Etat qu’il dise le vrai et le bien. On attend de lui qu’il garantisse la libre confrontation des interprétations à ce sujet, sans jamais qu’aucune d’elles ne puisse avoir le pouvoir d’écraser les autres.
Olivier Babeau (Figaro Vox, 21 octobre 2020)