Nous reproduisons ci-dessous un excellent article de Thierry Bouzard, cueilli sur Polémia et consacré à la musique comme vecteur de l'identité.
Musique et identité, un pouvoir à reprendre
La musique est un moyen d’expression, donc le reflet d’une identité, celle des musiciens et de leur public. Elle s’inscrit dans le moment de sa création, mais aussi dans le temps long de la mémoire d’un peuple à partir du moment où il s’identifie à elle par son écoute, mesurée par son audience et par sa pratique. Le chant grégorien et la musique sacrée sont identifiés comme le répertoire de l’Eglise, mais aussi comme appartenant au patrimoine musical de la civilisation occidentale et il n’est pas nécessaire de pratiquer la religion pour l’apprécier.
La musique sacralise le temps
La musique sert à sacraliser le temps liturgique, que ce soit dans le cérémonial religieux avec les clochettes ou dans le cérémonial militaire avec le clairon et le tambour. Ainsi que le faisait remarquer Bonaparte lors de la négociation du Concordat : « Quant à moi, je ne vois pas dans la religion le mystère de l’Incarnation, mais le mystère de l’ordre social ». Les sociétés, comme les individus qui les composent, sont en constante mutation, mais elles ont besoin de règles pour fonctionner. Ces règles contraignantes sont évidemment difficiles à supporter et les tentatives de transgression et de remise en cause sont constantes. Moïse descendant du mont Sinaï avec les Tables de la loi (1) apportait une solution : la loi n’est pas négociable car elle vient de Dieu. Comme l’avait bien vu Bonaparte, cette origine divine de la règle commune évite sa constante remise en cause. En ce sens, le contrat social que propose Rousseau est moins efficient, car toujours sujet de négociation. D’autre part, l’adhésion à la loi commune, quelle que soit son origine, a besoin d’être matérialisée régulièrement, c’est le rôle de la liturgie collective. L’Eglise a été en charge de cette expression pendant des siècles et la Révolution a mis fin à ce rôle. L’élimination de la caste des prêtres (2) lors du Serment du Jeu de paume s’est opérée au profit de l’armée qui n’intervient qu’en tant qu’exécutant, car les tentatives d’implantation de cultes révolutionnaires ont échoué, comme celles de proposer une religion alternative. Faute de mieux, Napoléon fait appel à l’armée pour mettre en œuvre cette indispensable liturgie. Le défilé du 14 Juillet en est une de ses expressions actuelles. Les critères sont bien présents : espace sacré (celui où évoluent les ministres du culte), signaux marquant les temps forts de la cérémonie, présence des autorités et du public qui manifeste ainsi son adhésion au cérémonial et, à travers lui, à l’expression du lien sociétal.
Il est d’ailleurs assez piquant de voir un même gouvernement s’en prendre à ses opposants venus huer le chef de l’Etat le 11 Novembre : « On ne peut pas utiliser un rassemblement de ce type pour s’attaquer aux valeurs de la République et de notre pays » (3), alors qu’il défendait le compagnon d’une ministre refusant d’occuper le siège qui lui avait été réservé pour la revue du 14 Juillet (4). Au-delà de l’anecdote, les deux événements sont révélateurs de l’importance de ces cérémonies dans l’expression du lien sociétal, en même temps que de l’état actuel de ce lien.
La musique est indispensable à l'expression du lien sociétal
La musique joue un rôle essentiel dans le déroulement du cérémonial : d’abord, dans les signaux car les batteries de tambour et les sonneries de clairon ne jouent pas de la musique mais transmettent des ordres qui sont des repères sonores connus de tous qui sacralisent le temps ; ensuite, dans les différents morceaux qui sont exécutés par les orchestres militaires. Leur répertoire a été réglementé à la fin de la Guerre d’Algérie (5), dernier grand conflit dans lequel a été engagée l’armée française et première occasion pour une partie de la communauté nationale de défendre son identité (6). Il est quasiment contemporain de la constitution de la Ve République, ce qui souligne son importance. Même s’il n’est destiné qu’à un usage particulier, les pièces de ce répertoire peuvent être considérées comme appartenant au répertoire commun à tous ceux qui se reconnaissent dans la communauté nationale. C’est bien dans la dénonciation de ce rôle de lien sociétal qu’il faut comprendre la citation attribuée (faussement ?) à Clemenceau disant qu’ « Il suffit d’ajouter “militaire” à un mot pour lui faire perdre sa signification. Ainsi la justice militaire n’est pas la justice, la musique militaire n’est pas la musique. »
Les monarques ont toujours entretenu des musiciens, pour leur chapelle, pour leur divertissement et pour le prestige de leur gouvernement. Les formations musicales de la grande écurie sous Louis XIV constituent une étape majeure de l’établissement de ce système de représentation musicale fait pour édifier les populations et servir de modèle aux nations étrangères. La lente élaboration des orchestres de plein air au sein de l’administration militaire tout au long du XIXe siècle doit être envisagée comme un moyen de développer et d’entretenir cette cohésion sociétale qui culmine à la Belle Epoque dans les kiosques à musique, la musique cérémonielle officielle étant assurée par l’élite de ces orchestres, celui de la Garde républicaine. Les médias modernes ne faisant pas l’économie de cette indispensable identité sonore collective, l’Eurovision dans sa retransmission par la RTF en viendra à reprendre pour indicatif le Te Deum (7) de Charpentier composé sous Louis XIV.
L'ombre de Jdanov sur la musique
Le Parti communiste avait mis en application la doctrine de Jdanov (8) dès le début de la Guerre froide avec la collaboration de grands noms de la chanson. A partir du début des années 1960, il va savoir utiliser les chansonniers et les musiciens pour attirer des visiteurs à sa Fête de l’Huma. Les vedettes françaises et internationales en font un rendez-vous annuel de la musique. Si les résultats électoraux ne suivent pas, le PC peut continuer à diffuser ses messages auprès des jeunes générations. En arrivant au pouvoir en 1981, portée aussi par les musiques des radios libres, la gauche va rapidement surfer sur cette dynamique en lançant, dès 1982, une Fête de la musique dont la formule est reprise ensuite sur toute la planète. Après l’échec du Programme commun et pour appuyer son changement de politique, elle lance SOS Racisme qui organise un grand concert le 30 juin 1985 réunissant 300.000 personnes sur la Place de la Concorde. Ce modèle de grand rassemblement, initié par le Festival de Woodstock (9) en 1969, est dans l’air du temps, en 1979, toujours sur la Place de la Concorde, où Jean-Michel Jarre avait réuni 1 million de spectateurs venus entendre sa musique électronique. En juillet 1985, la campagne Band Aid est l’occasion de deux mégas concerts à Philadelphie (USA) et au stade Wembley (GB), avec enregistrement d’un disque auquel participent les grands noms de la chanson anglo-saxonne de l’époque. Trois millions d’exemplaires du disque sont vendus en faisant la deuxième vente de tous les temps. Le concert pour l’égalité le 14 juillet 2011 sur le Champ-de-Mars, organisé par SOS Racisme, réunit encore 1 million de personnes. Si la musique ne véhicule pas d’idéologie, elle rassemble les individus et transmet des émotions, la gauche l’a très bien compris en investissant un secteur clé pour contrôler la jeunesse. Depuis Jdanov, elle n’a fait que renforcer ses positions, ce qui est paradoxal vu le fonctionnement de la musique.
La musique s'inscrit dans la longue mémoire des peuples
En effet, contrairement à d’autres arts comme la peinture ou la sculpture, en musique il est impossible de s’affranchir des lois de l’harmonie, c’est-à-dire de la loi naturelle. D’autre part, la pratique d’un instrument nécessite un long apprentissage et un orchestre a besoin d’une organisation, d’un ordre (10). De plus, la musique s’inscrit dans la longue mémoire des peuples. Les compositeurs n’inventent rien, ils s’inspirent de mélodies et de rythmes qui appartiennent à la culture dans laquelle ils vivent. Ils puisent dans le passé, dans la mémoire : « Du passé faisons table rase » (11) n’existe pas en musique. La relecture du répertoire des chansons traditionnelles avait été initiée par Montand (12) et poursuivie par les folkeux des années 1970 ; on y est toujours avec Tri Yann (13) et la FAMDT (14). C’est encore une fois paradoxal, car les anciennes chansons sont l’expression la plus authentique de l’identité nationale et, qu’elles soient réinterprétées sur des instruments modernes ou par des musiciens « engagés » n’affecte en rien leur signification. Même si l’on invite des groupes des « musiques du monde » dans un festival de musiques celtiques ou occitanes, même si les interprètes expérimentent des métissages musicaux, l’identité des chansons traditionnelles reste perceptible, sinon elles seraient autres et l’original qui plaît au public disparaîtrait.
Le problème est différent pour des compositions modernes, mais alors la machine à diaboliser peut fonctionner et éliminer tout ce qui ne passe pas à travers ses filtres. En ce qui concerne les chansons, le rebut est suffisamment abondant pour dessiner des répertoires identitaires contemporains. Pour les musiques, l’éventail est encore plus vaste et passe surtout par les musiques de film et les compositions de musique électronique.
La musique est l'expression d'une identité
Les organisateurs des grandes manifestations de 2012 et 2013, dont certaines ont largement dépassé le million de personnes, ont choisi de ne pas se doter d’une identité musicale en phase avec leur discours politique. Quelle différence entre leur sélection musicale et celle de la Gaypride, de la Techno parade ou de n’importe autre grande manifestation parisienne ? Ce choix était délibéré : choisir de la « dance » pour se fondre dans des sonorités adoptables par tous, y compris ses adversaires, et ainsi ne pas faire de la musique un enjeu. Référence au sein de la droite nationale, Radio Courtoisie n’apporte pas non plus de réponse à la question de l’identité musicale. Officiellement le rock et l’anglais en sont bannis, même si certains patrons d’émission font quelques entorses au règlement. Les courants musicaux de la jeunesse ne peuvent pas bénéficier d’une émission dédiée et la musique classique reste la norme, le baroque y étant à peine toléré. Cette politique, qui ne rend pas compte ni de la diversité des répertoires français actuels ni des goûts des auditeurs, ne peut pas aider à définir une identité musicale contemporaine. En cela, la direction de la radio est bien en phase avec les représentants des grands courants « conservateurs », qu’ils soient politiques ou dans la rue. Car un constat similaire peut être établi pour la soirée anniversaire des 40 ans du Front national. L’animation était confiée à un groupe de rock rétro un peu passé de mode, Les Forbans (15), qui ensuite, questionné par les médias, s’est empressé d’expliquer qu’il ne partageait pas les idées du mouvement dont il était venu distraire les cadres et les militants : un aveu d’impuissance culturelle pour une formation politique qui aspire à prendre le pouvoir sans être capable de trouver des artistes correspondant à sa sensibilité. Cela est d’autant plus surprenant que Jean-Marie Le Pen a fondé une entreprise d’édition musicale reconnue (16), que dans le passé le FN et sa fête annuelle ont su offrir une scène à des artistes pouvant se permettre de partager officiellement ses valeurs et même fournir un relais politique à un courant musical nouveau, en l’occurrence le RIF (rock identitaire français).
La musique marque un territoire
Si elle ne véhicule pas d’idéologie en elle-même, ce qui n’est pas forcément le cas des chansons, la musique est un outil de convivialité, un référent collectif qui agrège les individus dans des harmonies et des sonorités reconnues par tous. Tous les régimes à toutes les époques ont utilisé la musique comme lien social et instrument de prestige. Rassembler autant de monde dans les rues et avoir l’ambition de prendre le pouvoir sans être capable de définir une identité musicale est une preuve certaine d’incompétence perçue plus ou moins consciemment, mais bien perçue par l’opinion. La musique délimite un espace sonore dans lequel celui qui la produit impose sa marque, son identité. Cette prise de pouvoir sonore occupe un territoire, appelle au rassemblement des individus. La production de sons et de musiques n’est jamais neutre, c’est un acte d’autorité perçu comme tel par ceux qui l’entendent. Il faudra bien se décider un jour à reconquérir une identité musicale.
Thierry Bouzard