L'Etat, en France, se délite... Philippe Bilger, magistrat et homme libre, en livre un nouvel exemple dans ce texte consacré au tribunal de grande instance de Bobigny, tiré de son blog Justice au singulier, que nous vous invitons à consulter régulièrement.
Quatre jours à Bobigny
Récemment, je suis allé durant quatre jours au tribunal de grande instance de Bobigny pour être ministère public dans une affaire criminelle concernant trois accusés dont l'un ne se voyait reprocher qu'un délit et était détenu pour une autre cause. A l'issue des débats, ce dernier a été acquitté tandis que les deux autres ont été condamnés aux peines requises.
Ce n'est pas le procès que j'ai envie de raconter même si, mené dans une atmosphère tendue mais courtoise et sans incident, il m'a donné l'impression parfois que certains jurés se vivaient moins comme des juges objectifs et sereins que comme des serviteurs de tel ou tel communautarisme.
Ce qui m'a frappé dans ce palais de justice, ce n'est pas la population qui y déambulait, africains, maghrébins ou européens, ni la survenue d'événements significatifs qui auraient mérité une attention particulière.
A dire le vrai, j'ai surtout ressenti, partout où je suis passé et notamment dans le secteur où mon activité me conduisait, sur le plan matériel comme un délabrement à la fois insinuant et irrésistible, une morosité crépusculaire, une dégradation nette. D'autant plus triste qu'elle semblait fatale et à l'abri de toute intervention humaine. J'étais venu à Bobigny quelques mois auparavant et j'ai retrouvé certains travaux dans le même état d'inachèvement avec un escalier métallique et des protections en plastique immuables. Je n'évoque même pas le bureau destiné à l'avocat général aux assises qui le laissait dans une obscurité presque totale puisque la plupart des lampes étaient mortes. Je glisse sur l'état honteux des toilettes où, si le président de la cour d'assises ne s'en était pas mêlé, des malheureux, dans le noir complet, se seraient perdus et cognés aux murs. On aboutit à cette leçon qu'au moins dans ces domaines, Paris est une réussite !
Constatant à Bobigny un tel état des lieux, dont je veux bien croire qu'il ne mettait pas en péril forcément l'administration de la justice mais clairement son apparence, son image et la confiance dans la fiabilité de sa gestion, je ne pouvais pas m'empêcher de songer au livre blanc 2010 sur l'état de la justice en France publié par l'Union syndicale des magistrats (Le Parisien, marianne2, nouvelobs.com). Plus de 165 juridictions avaient été visitées et un inventaire de toutes les difficultés, des financières aux matérielles, des judiciaires aux infiniment basiques, était dressé qui montrait à quel point, avant même le fond de la justice, ses possibilités de fonctionnement élémentaire et de décence quotidienne étaient affectées. Michèle Alliot-Marie, devant un tel tableau, l'avait jugé "ridicule" et manifestait qu'elle aurait dû s'appliquer à elle-même cet adjectif. Heureusement, Michel Mercier l'a pris au sérieux et ce serait un axe fondamental de son action que de "se contenter" de favoriser une restauration, sur tous les plans, de ces lieux en péril.
Autre chose m'étonne au sujet du tribunal de Bobigny. Je sais bien qu'à la tête des juridictions le triumvirat - président, procureur et greffier en chef - ne favorise pas l'efficacité et la cohérence. Je connais le président Philippe Jeannin qui a fait son stage comme auditeur de justice quand j'étais affecté au parquet de Bobigny, il y a longtemps. J'ai suivi son parcours et il a été notamment un très bon président de la Chambre de l'instruction à Paris. Je ne l'imagine pas rester insensible devant ce que j'ai décrit. Le plus surprenant c'est que le procureur François Molins, qui n'a sans doute pas été pour rien dans l'acceptation résignée de ce lent et mélancolique délitement, s'est retrouvé directeur de cabinet de MAM puis, paraît-il sur la suggestion étrange de Jean-Louis Nadal, de Michel Mercier. J'espère qu'il traitera la justice en général autrement que Bobigny en particulier.
Il n'y aucune fatalité pour que, sur le plan judiciaire comme sur d'autres, la Seine-Saint-Denis soit laissée à une forme d'abandon matériel et social. Certes, ce que j'ai vu à Bobigny est fragmentaire et limité et n'a rien à voir par exemple avec Sevran, où, Cité des Beaudottes, "les dealers contrôlent les habitants". Il n'empêche qu'on ne peut continuer à appréhender des difficultés tellement préoccupantes, lancinantes et structurelles qu'elles sortent de l'ordinaire, par des moyens et selon des modalités usuels. Pourquoi ne pas prendre exemple sur la nomination du préfet Lambert ? En face de telles carences, pourquoi la Justice ne nommerait-elle pas en urgence des "proconsuls" avec un mandat d'un an et toute latitude et tous pouvoirs pour remettre en état de marche des juridictions où il est miraculeux d'observer que, malgré des contextes aussi lourds, la qualité de la justice n'a pas sombré ? Ils seraient jugés à l'expiration de leur mission.
En cas d'échec, il ne faudrait pas les "bombarder" directeurs de cabinet !
Philippe Bilger (Justice au singulier, 3 décembre 2010)