Nous reproduisons ici une excellente analyse publiée jeudi 28 octobre 2010, dans le journal Le Monde, sous la plume d'Yves Mamou, journaliste au service économie. A noter que Xavier Raufer, il y a une dizaine d'années, dans son Dictionnaire technique et critique des nouvelles menaces (PUF, 1998) avait bien pressenti la montée en puissance de la figure du Loup solitaire ou du Desparados...
Ces nouveaux Superman qui déstabilisent les institutions
Jérôme Kerviel, Albert Gonzalez, Julian Assange... Les trois hommes ne se connaissent pas, vivent dans des pays différents et n'ont a priori rien en commun. Sauf une chose : chacun à sa manière a déstabilisé une institution financière ou politique avec une violence jamais enregistrée jusqu'à présent.
Le premier, 33 ans, ex-trader de la Société générale, a pris des positions à risque sur 50 milliards d'euros d'actifs financiers en déjouant les contrôles internes de la banque. Ces positions ont généré des pertes de presque 5 milliards d'euros. Sans augmentation de capital, la Générale coulait corps et biens. Le deuxième, Albert Gonzalez, 28 ans, a été inculpé, en 2009 aux Etats Unis, pour avoir piraté et revendu les coordonnées de plus de 130 millions de cartes bancaires du groupe financier Heartland, soit le plus grand vol jamais commis aux Etats-Unis. Le troisième, Julian Assange, 39 ans, est devenu célèbre cette année pour la mise en ligne sur le site Internet WikiLeaks de 77 000 documents estampillés secret défense sur la guerre en Afghanistan. Il a récidivé avec un second lot de documents le 22 octobre, sur l'Irak cette fois. Le Pentagone a été mis sens dessus dessous.
Ces trois exemples signent l'émergence en ce début de XXIe siècle d'une nouvelle sorte de Superman. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, un simple individu, dénué des outils traditionnels de la puissance (armée, police...), sans charisme particulier, peut engendrer un désordre planétaire ou déstabiliser des institutions. Certes, il est arrivé dans l'Histoire que des individus articulent le cours des événements autour de leur personne. Jeanne d'Arc, Raspoutine ou Gandhi, doués sans doute d'un charisme exceptionnel, ont pu agir sur la volonté des puissants ou des foules. Mais, avec les Kerviel ou les Gonzalez, voici l'avènement de Super-banal-men. Un Superman sans qualités.
Les Américains ont inventé un mot pour désigner ces nouveaux individus : "super-empowerment". L'empowerment simple désignait la capacité d'un individu à mobiliser les ressources externes et internes nécessaires à son équilibre de vie et à la réalisation de ses projets. Le super-empowerment marque la capacité d'un individu - ou d'un groupe - à utiliser ou à détourner des outils technologiques qui n'existaient pas voilà dix ans pour satisfaire un appétit de puissance individuel ou batailler avec des puissances qu'il n'aurait pas rêvé d'égratigner une décennie auparavant.
L'émergence de ces pouvoirs nouveaux dépend de plusieurs conditions. La première est la mise à disposition du grand public d'outils sophistiqués mais simples d'utilisation. Le logiciel utilisé par Gonzalez pour pirater Heartland est en téléchargement libre sur Internet.
La seconde condition tient à Internet : les réseaux sociaux, les blogs multiplient les canaux de circulation de l'information et permettent à des personnes qui ne se connaissent pas de nouer de puissantes alliances ponctuelles. Julien Assange, figure de proue de WikiLeaks, invite le monde entier à dénoncer un comportement institutionnel "non éthique", mais qui sait quels règlements de comptes personnels se dissimulent derrière chaque fuite ? Pour déclencher un tsunami politique, il suffit parfois de donner de la voix au bon moment. Le pasteur américain Terry Jones, seulement connu de ses voisins de palier avant le 11-Septembre, a mis en colère la population de 22 pays musulmans en menaçant de brûler le Coran pour commémorer le 11 septembre 2001.
Troisième condition : les technologies électroniques permettent souvent un usage dual, civil ou militaire. Un téléphone portable peut déclencher une explosion meurtrière à distance. Le spécialiste américain de la guérilla, John Robb, a expliqué sur son blog Global Guerilla comment SkyGrabber, un logiciel d'origine russe, vendu 25,95 dollars, permettait aux insurgés afghans et irakiens de pirater les flux vidéo des drones militaires américains qui tentent de les espionner ou de les exterminer.
Une quatrième raison fonde l'émergence de Superman : la trop grande complexité des sociétés développées. Des gratte-ciel, des centrales électriques, des usines d'épuration, des pipelines, attaqués ou mis à mal par quelques hommes déterminés, peuvent paralyser durablement une ville, voire une région. Et les institutions sont trop lentes et trop bureaucratiques pour anticiper d'où viendra le prochain coup.
D'autant que le pire est à venir. Quantité de techniques bon marché, simples d'usage, perfectibles car développées en open source, n'attendent qu'un peu de créativité pour être détournées à des fins déstabilisatrices. La démocratisation progressive des biotechnologies met à la portée du premier venu la production de masse d'outils pathogènes capables de décimer un pays, voire un continent. Les premiers drones à usage individuel sont déjà commercialisés. Qui sait quelles missions d'espionnage ou de destruction programmées par des individus malveillants ces engins volants miniatures pourront accomplir ?
Voilà vingt ans, la sécurité nationale n'était menacée que par l'URSS. Désormais, l'ennemi habite peut-être la maison d'à côté, l'appartement du dessus.
Yves Mamou (Le Monde, 28 octobre 2010)