Un point de vue de vue du sociologue Michel Maffesoli sur la crise, publié le 16 janvier 2009 par le quotidien La Tribune
La crise comme expression d'un nouveau paradigme
Dépression économique, trouble moral ou physique, situation tendue dans le domaine politique ou institutionnel. On pourrait multiplier les définitions et champs d'application de ce mystérieux ectoplasme qu'est la crise. A travers ce terme, se dit la nécessité d'un retour aux fondements. A certains moments, une société n'a plus conscience de ce qui unit et n'a plus confiance dans les valeurs qui assuraient la solidité du lien social.
Ainsi, l'évidence amoureuse s'est délitée. Sans que l'on sache pourquoi. Par usure, par fatigue. Et tous les éléments constituant cette relation, d'un coup, s'effondrent. On retrouve ce processus dans bien des domaines : physique, psychologique, culturel. L'économie n'y échappe pas. Il est des moments où, suite à une accélération, voire même une intensification de l'énergie, le corps (physique, social, individuel) atteint son apogée. Lequel, par un curieux paradoxe, s'inverse en hypogée. Retour au souterrain, au tombeau, symboles d'une construction future. Autrement dit, l'époque attend son apocalypse.
Sur la longue durée, on se rend compte que les mondes finissants prennent des chemins inconnus aboutissant à de nouvelles renaissances. Plus qu'aux événements, il faut être attentif aux avènements, lorsqu'un cycle s'achève, qu'un ensemble de valeurs se saturent.
Mais c'est difficile, tant prédomine, plus d'ailleurs dans l'opinion savante que dans l'opinion commune, une conception du travail née au XIXème siècle. Certes, chez le vieux Marx, la chose était plus subtile. Mais la mécanique opposition entre infrastructure et superstructure, avec la prévalence de la première, est ainsi devenue la marque de la modernité. En la matière, priorité à l'économie, au travail, au productivisme. Sans le savoir, sans le vouloir, ce simplisme marxiste a contaminé les esprits les plus avisés.
Ce qui donne une foultitude d'essais, d'articles, de discours, voire de traités savants aux idées convenues n'osant pas remettre en question les lois d'airain d'une économie souveraine. Rappelons que l'expression "valeur travail" (qui vient droit du "Capital" de Marx) est le signe évident de la marxisation des élites. Quel déphasage ! La valeur travail comme valeur essentielle est donc le must incontournable de tous les discours éducatifs, politiques, sociaux, des pensées convenues et dominantes. Aujourd'hui, ne peut-on pas, ne fût-ce qu'à titre d'hypothèse, inverser le problème ?
La crise est dans nos têtes, pas forcément d'une manière consciente. Mais d'une manière prégnante, un autre imaginaire se met en place. C'est d'abord dans les mentalités que s'opèrent les grandes transformations, que surgit un autre paradigme, que s'élabore une autre façon d'être-ensemble. Avec l'esthétisation de l'existence, avec l'art se capillarisant dans la vie quotidienne, l'accent est remis sur le qualitatif et le refus du saccage productiviste. Au sérieux du productivisme moderne se substitue un ludique ambiant.
L'ambiance créatrice caractérise, osons le mot, la postmodernité. Ce n'est pas la première fois que la création est le moteur principal de la culture : "Quattrocento", Florence la belle, Vienne fin de siècle, XVIIème siècle français... Pourquoi ne pas admettre qu'un tel idéal de créativité meut en profondeur l'imaginaire social. Après l'usure de l'usage, on verrait revenir le non-nécessaire, le désir du superflu. On retrouverait le sens de l'inutile, l'importance, en son sens fort, du spirituel. L'irrépressible prégnance du luxe qui est, étymologiquement, non fonctionnel. En ce qu'il traduit la "luxation" d'un corps social rechignant à la totale marchandisation du monde.
Et l'on peut se demander si ce n'est pas parce qu'un tel esprit du temps est là, contaminant tout sur son passage, que la finance est devenue folle, que le ludique des traders grippe la machinerie bancaire, et que personne ne contrôle plus rien dans un système économique s'étant "abstractisé" de la vie réelle.
Me fais-je bien comprendre ? Le chômage, les faillites, les cataclysmes financiers, les turbulences bancaires ne sont pas les causes d'une économie déréglée qu'il suffirait de réguler à nouveau. Mais bien plutôt les symptômes d'un changement sociétal que notre paresse intellectuelle s'emploie à dénier. Tout cela n'est pas la cause mais l'effet. Effet d'une conception de l'économie comme simple arraisonnement du monde par la technicisation planétaire.
La crise, dès lors, est l'indice d'un passage de la ligne. Celui du travail vers la création. Celui d'une histoire parfaitement maîtrisable vers un destin plus aléatoire. La crise nous conduit d'un lieu à un autre. De celui d'un homme maître et possesseur de la nature et du social, vers celui d'un environnement que l'on ne peut plus se contenter d'exploiter à merci.
Milan Kundera nous l'avait montré : "il en est des amours comme des empires, que cesse l'idée sur laquelle ils reposent et ils s'effondrent avec elle." Avec l'idée du progrès indéfini, qui réduit la vie à ce qui se compte, à ce qui se thésaurise, c'est bien l'ordre du quantitatif qui se sature. Les signes annonciateurs sont multiples. Le mot crise ne fait que les cristalliser. Il nous apprend que le tragique est de retour. Mais cet animal domestiqué qu'est l'homme n'aura-t-il pas peur de la sauvagerie que cela annonce ? La sécurisation et l'idéologie du risque zéro n'ont-elles pas annihilé ce qui lui reste d'énergie ? Laissons la question ouverte. Et écoutons le poète : "là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve. "
Michel Maffesoli, professeur à la Sorbonne (Paris Descartes) (vient de publier "Apocalypse", CNRS Editions, 2009)