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michael witzel

  • Il était une fois les mythes...

    Nous reproduisons ci-dessous un article passionnant de Stéphane Foucart, cueilli dans le supplément Culture & idées du journal Le Monde et consacré aux travaux de l'universitaire américain Michael Witzel sur l'origine des mythes dont il a publié récemment une synthèse dans un ouvrage intitulé The Origins of the World’s Mythologies (Oxford University Press, 2013).

     

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    Dans les rêves de Cro-Magnon

    Si nous étions dans le siècle de Darwin, si le temps n’avait pas été accéléré par Internet et les réseaux sociaux, si un livre académique épais et compliqué pouvait encore secouer la grande actualité, celui de Michael Witzel aurait provoqué un formidable séisme. Des colloques de préhistoriens, de linguistes, d’anthropologues auraient été organisés en urgence. Des journalistes auraient été envoyés couvrir des séminaires savants s’achevant, façon bataille d’Hernani, en pugilats de barbes grises et de crânes dégarnis. Pro-Witzel d’un bord, anti-Witzel de l’autre. Il y aurait eu des blessés, et peut-être des morts.

     

    Bien sûr, il n’en a rien été. The Origins of the World’s Mythologies, « Les origines des mythologies du monde » (Oxford University Press), a paru en janvier 2013, et, hors de petits cercles de spécialistes, il est passé remarquablement inaperçu. Le projet et la théorie de Michael Witzel, professeur de sanskrit à Harvard (Massachusetts), sont pourtant d’une extraordinaire portée.

    Qu’on en juge : l’éminent linguiste dit avoir retrouvé rien de moins que les bribes de nos premières histoires, celles qui peuplaient l’imaginaire des quelques centaines d’Homo sapiens qui venaient de quitter l’Afrique de l’Est, voici 65 000 à 40 000 ans, avant de se répandre à la surface de la Terre.

    De ces légendes primordiales, ou plus exactement de ces représentations de l’homme et de l’Univers, dit Michael Witzel, il reste encore les échos dans les grandes mythologies du monde. La thèse est ambitieuse et fascinante : une part de nos réflexes mentaux, la manière dont nous nous représentons l’Univers, nous viendrait de cette époque où Homo sapiens ornait les parois de Lascaux ou d’Altamira, et avait pour seuls instruments des outils taillés dans l’os, le bois ou le silex…

    « L’AMPLEUR DU PROJET EST ÉPIQUE »

    « La lecture est épique, l’ampleur du projet est épique, et ce livre fera l’objet de discussions épiques – pour ou contre – pendant la prochaine génération au moins », estime le linguiste Frederick Smith (université de l’Iowa), dans une recension publiée en septembre 2013 au sein de la Religious Studies Review. De fait, le projet, auquel Michael Witzel travaille depuis plus d’une décennie, est de colossales dimensions.

    « La mythologie comparée, précise celui-ci dans un entretien accordé au Monde lors d’un passage à Paris, a produit énormément de travaux depuis le XIXe siècle, mais ce qui n’avait pas été fait, c’est de comparer l’ensemble des grandes mythologies dans une perspective historique. J’ai pris, pour les comparer, la théogonie grecque d’Hésiode, l’Edda islandais, le Popol-Vuh maya, mais aussi les mythologies de l’Egypte antique, de la Mésopotamie, du Japon ou encore de l’Inde. Et une fois que l’on fait cela, on réalise à quel point ces mythologies se ressemblent, à quel point elles partagent une story line commune, un enchaînement d’une quinzaine d’éléments qui se retrouvent à peu près toujours dans le même ordre, depuis la création de l’Univers. »

    Cette structure narrative commune, Michael Witzel l’a baptisée « laurasienne ». Le mot dérive d’un terme géologique, Laurasie : le nom du supercontinent qui regroupait l’Eurasie et l’Amérique il y a quelque 200 millions d’années.

    Cette trame laurasienne peut être esquissée à grands traits. Le monde est créé à partir du néant ou d’un état chaotique de la matière ; émergent deux figures divines, l’une masculine (le ciel), l’autre féminine (la Terre) ; le ciel engendre successivement deux générations de divinités secondaires ; s’ensuit un enchaînement de cycles au cours desquels le ciel s’élève, le Soleil apparaît, où les dernières générations de divinités usent d’une boisson d’immortalité puis se débarrassent – généralement par le meurtre – de leurs divins prédécesseurs.

    L’un de ces nouveaux dieux terrasse un dragon. Ce n’est bien sûr pas fini : les humains sont ensuite créés par volonté divine comme descendants somatiques d’une déité, puis se rendent coupables d’un excès d’orgueil, qui leur vaut une vaste et meurtrière inondation. Un esprit « farceur » – le mot utilisé par les anthropologues anglophones est trickster, que Claude Lévi-Strauss traduisait par « décepteur » – apporte ensuite la culture aux rescapés : les humains prolifèrent, conduits par de nobles héros d’ascendance divine ou partiellement divine. C’est alors le début de la période historique proprement dite, c’est le règne des hommes qui commence et se poursuit jusqu’à la destruction du monde.

    GAÏA (LA TERRE) ET OURANOS (LE CIEL)

    Un spécialiste de mythologie grecque trouverait cette trame « laurasienne » relativement familière. On y entrevoit Gaïa (la Terre) et Ouranos (le ciel), on y distingue la victoire des dieux olympiens sur les Titans, ou encore le nectar et l’ambroisie. On voit aussi Apollon tuant le serpent – c’est-à-dire le dragon –, de même qu’il n’est pas très compliqué de discerner, dans la grande inondation punitive, celle infligée par Zeus aux hommes de l’âge du bronze et à laquelle seuls Pyrrha et Deucalion, le fils de Prométhée, réchappèrent finalement.

    Même la mythologie judéo-chrétienne, pourtant tardive et marquée par la révolution monothéiste, contient encore bon nombre d’éléments laurasiens. Dans la Genèse biblique, la création du monde ne commence-t-elle pas par la séparation du ciel et de la Terre ? N’y a-t-il pas notre bon vieux mythe du Déluge, avec Noé comme survivant ? N’y a-t-il pas aussi cette discrète référence à des divinités primordiales, apparaissant fugacement avec ce mot désignant des créatures divines et décliné au pluriel, Elohim, parfois utilisé dans le texte hébraïque et commodément traduit par « Dieu » ? D’ailleurs, malgré ces petits arrangements avec les mots, nombre de nos contemporains, monothéistes bon teint, entretiennent encore la vague croyance qu’il existe quelque part une communauté d’anges, sorte de déités secondaires. L’idée d’un affrontement entre divinités survit aussi dans la Bible, puisque l’un de ces anges finit vaincu, déchu, et n’est autre que Satan, l’esprit « décepteur » représenté sous l’apparence d’un serpent et qui incite Adam, par le truchement d’Eve, à croquer le fruit de la connaissance, faisant ainsi basculer l’espèce humaine dans l’état de culture…

    L’intervention de héros humains d’ascendance divine est une constante des mythologies laurasiennes. Le Gilgamesh mésopotamien, l’Héraklès grec, les jumeaux Romulus et Rémus, l’Ayu védique, les empereurs nippons, censés descendre en droite ligne d’Amaterasu (le Soleil), ou encore les héros mayas Hunahpu et Ixbalanque peuvent tous être rapprochés. De même, d’ailleurs, que les patriarches bibliques ou que Jésus, autant leader spirituel et politique que rejeton de Dieu. Aujourd’hui encore, nos mythologies modernes sont hantées par ce motif – celui d’un humain d’ascendance divine ou venu du ciel en sauveur ou en guide. Qui sont Jake Sully (le héros d’Avatar, de James Cameron), Clark Kent (dans le Superman de Jerry Siegel et Joe Shuster) ou Luke Skywalker (le héros de la saga Star Wars, de George Lucas), sinon des succédanés de la figure du héros laurasien ?

    L’affrontement d’une divinité avec la figure du dragon est aussi largement présent – trop, selon Witzel, pour avoir été le fait d’emprunts successifs à partir d’une source récente unique. Dans la mythologie nordique, Beowulf triomphe du dragon ; en Egypte, c’est le dieu Seth qui pourfend le reptilien Apophis ; en Mésopotamie, Mardouk tue Apsou ; dans le monde indo-iranien, c’est Indra, seigneur de la foudre, qui abat le serpent Ahi ; dans le shinto japonais, c’est Susanowo, dieu de la mer, qui débarrasse les hommes de Yamata-no-Orochi, le serpent à huit têtes ; en Chine, c’est la déesse Nuwa qui démembre le dragon noir…

    Car même en s’éloignant radicalement du fertile Proche-Orient, nous dit Michael Witzel, les chevilles du socle narratif laurasien sont toujours là, sous-jacentes, cachées dans la plupart des mythes de création, dans toute l’Eurasie et les Amériques, mais aussi en Afrique du Nord ou en Océanie septentrionale.

    TRAME COMMUNE

    Pour reconstituer la trame commune aux mythes de création rencontrés dans cette vaste aire géographique, Michael Witzel n’a pas comparé tout avec n’importe quoi. Il a utilisé la méthode des linguistes comparatistes. Celle-ci consiste à opérer des comparaisons successives entre langues apparentées, pour reconstruire le vocabulaire et la structure de la langue dont elles sont issues. Comparez ex abrupto le français, le mandarin, le maya quiché et le finnois, et vous ne parviendrez à rien ; comparez le français, l’espagnol, l’italien et le roumain, et vous aurez des chances de retrouver le latin.

    Michael Witzel a procédé de manière analogue avec les mythes, en comparant successivement les grandes traditions mythologiques au sein de chaque grande famille linguistique. Il a également utilisé les données accumulées par l’archéologie et même les sciences du climat : il est ainsi, par exemple, possible de dater les traits communs entre les mythes amérindiens et eurasiens. En effet, les premières populations à coloniser les Amériques passent par l’actuel détroit de Béring, il y a 20 000 ans environ. A cette époque, en pleine ère glaciaire, le niveau de l’océan est plusieurs dizaines de mètres plus bas qu’aujourd’hui et le passage se fait à pied sec. Mais quelques milliers d’années plus tard, avec la déglaciation, l’océan reprend ses droits et sépare le Nouveau et l’Ancien Monde. Ainsi, les traits mythologiques présents des deux côtés du détroit ont de bonnes chances d’avoir été composés il y a plus de 20 000 ans…

    Ces idées sont explorées depuis de nombreuses années par des chercheurs comme Youri Berezkin (Musée d’ethnographie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie) ou Jean-Loïc Le Quellec (Centre d’étude des mondes africains et CNRS). Mais Michael Witzel est le premier à les pousser jusque dans leurs limites, en utilisant l’ensemble des savoirs accumulés par les sciences expérimentales.

    Ainsi, la génétique des populations – mais aussi les datations des sites archéologiques fouillés en Europe et au Proche-Orient – permet de dater la trame laurasienne autour de 40 000 ans. C’est en effet à cette époque qu’un petit groupe d’Homo sapiens, quelques milliers d’individus tout au plus, commence sa migration, depuis l’Afrique de l’Est, vers le nord. C’est-à-dire vers l’Europe occidentale actuelle, avant de se diffuser plus tard vers l’est, vers l’Asie. Puis de coloniser les Amériques…

    DES HISTOIRES RAFFINÉES ET COMPLEXES

    La thèse, assez vertigineuse, est donc celle d’une origine commune des mythes de création de l’ensemble du domaine laurasien, remontant au paléolithique supérieur. A en croire Michael Witzel, ceux que l’on imagine volontiers grognant au fond de leur grotte en taillant des silex développaient surtout des histoires raffinées et complexes, liées dans une trame si bien ficelée qu’elle a perduré partout, malgré toutes les innovations sociales ou techniques des millénaires suivants.

    Partout ? Pas tout à fait. Si tel était le cas, on pourrait croire, comme le psychiatre et psychanalyste Carl Jung (1875-1961) l’a proposé le premier, à une émergence spontanée des mêmes motifs, des mêmes thèmes. Selon Jung, les ressemblances frappantes entre mythologies s’expliqueraient par la structure même de la psyché humaine. Des histoires identiques pourraient indépendamment apparaître, ex nihilo, un peu partout à la surface de la Terre. Si elle se vérifiait, cette théorie, dite des archétypes, rendrait inutile et parfaitement vaine la recherche, dans une perspective historique, d’origines mythologiques communes. Et les quelque 700 pages des « Origines des mythologies du monde » n’auraient été que jeu de l’esprit.

    En bon scientifique, Michael Witzel a donc cherché à tester sa théorie laurasienne sur des populations issues d’une autre vague migratoire. Il faut, là encore, s’appuyer sur les sciences expérimentales, et en particulier la génétique. Celle-ci pose que l’une des premières populations d’Homo sapiens à s’être répandues hors d’Afrique a quitté le continent noir voici 65 000 ans environ et qu’elle n’est pas partie vers le nord, vers l’Europe. Arrivée au carrefour proche-oriental, elle a mis le cap à l’est et a suivi les rivages de la mer d’Oman et du golfe du Bengale, traversant ensuite les îles de la Sonde pour poursuivre et coloniser durablement l’Australie, la Tasmanie et une partie de la Mélanésie.

    Michael Witzel a colligé un grand nombre de mythes de ces régions et a constaté que les principaux éléments de la structure laurasienne en étaient absents. De même qu’ils sont absents des traditions orales d’une grande part de l’Afrique subsaharienne. Le linguiste américain a donné un autre nom (lui aussi dérivé de la géologie) à cette autre grande aire mythologique : le Gondwana. « Dans le Gondwana, au contraire de l’un des traits caractéristiques du monde laurasien, il n’y a pas de création de l’Univers, dit-il. Les mythologies du Gondwana s’intéressent essentiellement à la manière dont les hommes évoluent. Il y a des variations : les hommes peuvent être façonnés à partir d’argile ou de bois, on rencontre également des animaux qui se transforment pour devenir des hommes… Mais toujours l’Univers est déjà là. » Autre grande vague migratoire, autres mythes : l’argument pèse lourdement en faveur de la théorie witzélienne d’un enracinement très ancien des mythologies actuelles.

    DEUX GRANDS ENSEMBLES

    Ainsi se dessinent deux grands ensembles mythologiques. Deux mondes aux conceptions radicalement différentes. Une vision laurasienne, conçue par un petit groupe de quelques centaines ou quelques milliers d’Homo sapiens partis coloniser l’Europe il y a 40 000 ans pour se répandre ensuite autour du globe ; une vision gondwanienne, plus ancienne, retrouvée dans la mythologie des populations qui ont quitté 25 000 ans plus tôt l’Afrique – ou qui ne l’ont pas quittée. D’un côté, une vision dans laquelle l’Univers est soumis au même destin que les hommes, à la nécessité de naître sous les auspices d’un couple puis de subir la tragédie du temps qui s’écoule et qui le précipite vers sa destruction ; de l’autre, une vision dans laquelle l’Univers est plat et immanent, imperméable à la marche du temps, et existe de toute éternité sous la houlette d’un haut dieu.

    Michael Witzel ne se risque cependant pas à proposer une story line caractéristique des mythologies du Gondwana. Celles-ci sont trop disparates, mal documentées car rarement écrites, leur pérennité étant tributaire du travail des rares ethnologues de terrain qui les recueillent.

    Mais à côté des différences – majeures – entre Laurasie et Gondwana, il y a aussi des traits communs. Comme, par exemple, la présence du dieu ou de l’esprit « décepteur » qui apporte aux hommes la culture. Ou, plus fascinant encore, l’omniprésence du déluge ou de l’inondation. Qu’ils soient issus de Laurasie ou du Gondwana, la presque totalité des mythes de création contiennent cet épisode de punition des hommes, coupables d’hubris aux yeux d’une ou de plusieurs divinités… Le motif d’un déluge tuant la plupart des hommes à l’exception de quelques-uns, survivant au sommet d’une montagne ou réchappant au désastre grâce à la construction d’une embarcation, est ainsi présent chez les peuples aborigènes d’Australie. Quantité de variations autour de ce thème se retrouvent dans les traditions orales de l’ensemble du Gondwana.

    Pour Michael Witzel, ces éléments communs sont peut-être des mythes « pangéens », c’est-à-dire forgés de très longue date, bien avant les premières migrations hors d’Afrique de notre espèce (dont les premiers fossiles sont datés de 200 000 ans environ). Des histoires vieilles de 100 000 ans ou plus et dont chacun, au XXIe siècle, a en tête les grandes lignes…

    Bien sûr, la construction de Michael Witzel n’est qu’une théorie. Certains de ses pairs lui opposent déjà des contre-exemples, des exceptions. D’autres vont plus loin. Un anthropologue de l’université de Californie du Sud lui fait même un procès en racisme, l’accusant de chercher à segmenter l’humanité en deux groupes. Personnalité d’une grande modestie, Michael Witzel présente surtout son travail comme une œuvre programmatique qu’il livre à la communauté scientifique. Sans faire mystère des objections qui ne manqueront pas d’être soulevées, le linguiste Frederick Smith conclut que « l’approche interdisciplinaire [de Witzel] a non seulement un avenir prometteur, mais elle parvient aussi à ce que l’on puisse enfin parler d’une science de la mythologie ».

    Stéphane Foucart (Le Monde, 13 mars 2014)

    Stéphane Foucart (Le Monde, 13 mars 2014)

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