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  • Jean Parvulesco, l'inconnu séditieux

    Nous reproduisons ici l'article, publié par Causeur, que Ludovic Maubreuil, critique de cinéma de la revue Eléments et responsable du blog Cinématique, a consacré à l'écrivain Jean Parvulesco à l'occasion de sa disparition.

     

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    Jean Parvulesco, l'inconnu séditieux

    C’était au temps du train Corail entre Lille et Paris, plus de deux heures trente si ma mémoire est bonne, assez en tous cas pour faire en un aller-retour, un sort aux romans qui résistent et aux essais qui ne se laissent pas faire, à ces œuvres énigmatiques ne se livrant jamais au lecteur dilettante. Avec un certain orgueil, j’étais alors impatient de cerner la philosophie d’Abellio, si séduisante mais si difficile à saisir, et pour cela, pistais le moindre commentaire de texte. Chez un bouquiniste, j’avais déniché Le soleil rouge de Raymond Abellio d’un certain Jean Parvulesco, trouvé à l’intérieur d’un livre de cuisine ouvert par erreur. Un signe, à n’en pas douter. Hélas, ne comprenant pas un traître mot au verbiage que j’identifiai immédiatement comme une belle fumisterie, le livre rouge et bleu, par la fenêtre du compartiment, s’envola en rase campagne ; j’en ai encore honte aujourd’hui.

    Mystique et affabulateur de génie

    Il y a six ou sept ans pourtant, je suis revenu vers l’œuvre de Jean Parvulesco, cette fois avec un tout autre état d’esprit. Mon orgueil ayant subi pas mal de revers, je ne désirais plus de clés bien ouvragées, de solutions définitives ou d’exégèses réglées, mais déprimé par la morne bassesse de la vie littéraire, je cherchais une sorte d’antidote à ce qui me semblait irréversiblement mou, triste, banal et sans issue. À tout prendre, il me fallait revenir à ce qui m’avait toujours paru le moins lisible possible et Parvulesco faisait partie de ce cercle-là !
    En quelques romans, je fus conquis, c’est-à-dire sauvé. Même si tout ce que cet étonnant mystique roumain racontait dans ses singuliers romans eschatologiques était pure affabulation, si les complots auxquels il faisait allusion et les rites expiatoires dont il dressait méticuleusement la liste, n’existaient pas, cet univers me ravissait littérairement. Lui au moins offrait un verbe ardent, inespéré, royalement hors-sujet. Lui au moins permettait d’envisager, selon sa propre terminologie, la défaite du si puissant non-être, qui n’avait soumis qu’en apparence, ou du moins que temporairement, l’Etre.

    Dans un article paru en 2008 dans Spectacle du Monde, Michel Marmin observe que Parvulesco « pour dévoiler, à l’instar de Balzac, l’envers de l’histoire contemporaine, car c’est bien de quoi il est question, récapitule et précipite toutes les formes du roman occidental, du roman arthurien au roman d’espionnage, et ne s’interdit aucune divagation onirique, fantastique ou érotique. » Cette langue qui témoigne d’une absence insensée d’assujettissement aux règles en vigueur, cette langue tout en circonvolutions limpides qui donnent l’impression d’être enfin dans le secret des dieux tout en se perdant aux enfers, cette langue-là est en effet comme une sorte de réaction chimique qui dissout instantanément la compartimentation de la post-littérature, la rend caduque à tout jamais et permet enfin de dépasser son absence d’attaches comme ses ersatz d’audace, pour en rêver immédiatement une autre.

    Avec De Roux, Ronet, Melville, Rohmer

    Mais après tout, qui connaît aujourd’hui Jean Parvulesco, décédé ce 21 novembre, à part quelques révolutionnaires gaulliens, quelques occultistes guénoniens, quelques tantristes lecteurs de Julius Evola ? Si une brève notice bio-bibliographique vient de paraître sur le site du Magazine Littéraire, cette revue n’a jamais daigné rendre compte de ses travaux.
    Pourtant, la silhouette de cet inconnu séditieux se profile auprès de tout ce que le siècle dernier a compté d’individus hors du commun et d’œuvres subversives, auprès d’Heidegger et d’Evola, Dominique de Roux et Ezra Pound, Maurice Ronet et Paul Gégauff. C’est Jean-Pierre Melville lui-même qui joue son rôle dans À bout de souffle et plusieurs films de Rohmer, à certains moment-clés, le font apparaître…
    Aujourd’hui, j’ai enfin compris pourquoi j’ai jeté ce livre par la fenêtre d’un train Corail, il y a presque dix-huit ans de cela : pour que quelqu’un le trouve sur la berge d’un ruisseau ou au milieu d’un sentier perdu, et remonte la piste. Pour que cette écriture un jour ou l’autre l’électrise et que cette parole inouïe, au sens figuré comme au sens propre, lui fasse comprendre que rien n’est joué.

    Ludovic Maubreuil (Causeur, 5 décembre 2010) 

     

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  • Contre l'homogénéisation planétaire !

    Dans notre rubrique archives, nous mettons en ligne un éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist), dans la revue Eléments (n°100, mars 2001), consacré au localisme.

     

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    L'heure de la micropolitique
     
    A l'époque de la modernité, la politique a été pensée de façon essentiellement institutionnelle ou constestataire de l'institution. Le pouvoir central était l'enjeu des pratiques et des luttes politiques. Quand les mécontents étaient trop nombreux, on assistait à des mouvements de colère, voire à des insurrections. Aujourd'hui, on assiste à une implosion. On ne se mobilise plus, on se détourne. Non seulement les pouvoirs officiels sont de plus en plus impuissants, mais l'abstention ne cesse de progresser. D'autant plus coupés du peuple qu'ils veulent être " proches de lui ", les politiciens ont beau assurer de façon pathétique leur " souci de transparence ", leurs programmes n'intéressent plus.
    Ceux qui ne comprennent pas que le monde a changé s'en désolent. Voyant s'effacer leur paysage familier, ils éprouvent un sentiment de dissolution. Ils confondent la fin d'un monde - le leur - et la fin du monde. Ils oublient que l'histoire est ouverte, et que ce qui se défait annonce des recompositions nouvelles. Comme la vague, dit Michel Maffesoli, qui avance alors qu'elle paraît reculer.
    Il ne faut pas en effet se tromper sur ce mouvement de retrait, en l'interprétant par exemple comme une " désertion " de type classique. Il s'agit en effet d'une nouvelle secessio plebis. Comme parfois chez l'individu, le corps ne suit plus. Mais ici, c'est du corps social qu'il s'agit. Dans un mouvement de sédition instinctive, ce corps social se dérobe à la conscience de l'institution, de la puissance sociétale. Il ne se reconnait plus dans l'institué, dans la classe politique. Ce n'est pas qu'il est devenu indifférent à tout. C'est seulement qu'il a compris que la vraie vie est ailleurs.
    Cette dynamique est déroutante parce que, contrairement à ce que l'on voyait autrefois, elle ne se finalise pas. Elle n'est pas guidée par de vastes théories, et ne se fixe pas de grands objectifs à atteindre. Les grandes notions abstraites (patrie, classe, progrès, etc.) à la lumière desquelles on avait voulu changer le monde pour le rendre meilleur, avec pour seul effet de le rendre pire, apparaissent désormais comme vides de sens. L'Histoire (avec une majuscule) est désertée au profit des histoires particulières, les " grands récits " au profit des narrations locales. Après quinze siècles de doctrines qui prétendaient dire comment le monde devait être, on en revient à l'idée que le monde doit être pris tel qu'il est. Il ne faut pas avoir peur de ce mouvement, de ce foisonnement à la fois opaque et prometteur.
    La mondialisation, qui constitue désormais le cadre de notre histoire, n'est pas moins paradoxale. D'un côté, elle est unidimensionnelle, semblant provoquer partout l'extinction de la diversité sous toutes ses formes. De l'autre, elle entraîne une fragmentation inédite. Ce faisant, elle restitue la possibilité d'un mode de vie " autopoïétique ", fondé sur l'auto-organisation à tous les niveaux, et d'abord la possibilité d'un type de pratique démocratique qui était devenu impossible dans des ensembles unitaires trop grands.
    L'action locale permet en effet d'envisager un retour à une démocratie directe, de type organique et communautaire. Une telle démocratie, prenant en compte aussi bien le moment de la délibération que celui de la décision, implique d'abord une large participation. Elle repose ensuite sur les notions de subsidiarité et de réciprocité. Subsidiarité : que les collectivités puissent le plus possible décider par elles-mêmes pour ce qui les concerne, en ne déléguant au niveau supérieur que la part de pouvoir qu'elles ne peuvent exercer. Réciprocité : que le pouvoir de décider donné à quelques-uns soit assorti du pouvoir donné à tous de contrôler ceux qui décident. Une telle démarche répond à la définition du pouvoir donné par Hannah Arendt, non comme une contrainte, mais comme un pouvoir de faire et d'agir ensemble. Elle revient à penser la vie politique à partir de la notion d'autosuffisance, en cherchant à créer les conditions de cette autosuffisance à tous les niveaux : familles élargies ou recomposées, communautés de quartier, de villes et de régions, comités locaux, systèmes intercommunaux, écosystèmes et marchés locaux.
    La Révolution de 1789, consacrant les droits de l'individu indépendamment de toute appartenance communautaire, a voulu mettre fin au système des associations, auquel elle reprochait de faire écran entre l'individu et l'Etat souverain. Rousseau n'était pourtant pas hostile au régime associatif, dont Tocqueville devait faire après lui l'un des outils de la liberté. Au XIXe siècle, le modèle de la représentation n'a cessé d'être concurrencé par celui de l'association. " L'idée proudhonienne du fédéralisme, rapporte Joël Roman, fut explicitement proposée en opposition à la représentation politique, et le mouvement ouvrier naissant se retrouva davantage dans la notion d'association." (La démocratie des individus, Calmann-Lévy, 1988, p. 129). Ce modèle a par la suite inspiré les expériences les plus diverses (conseillistes, communautaires et coopératives). Il renaît aujourd'hui, avec une portée nouvelle.
    La notion de communauté est directement liée à celle de démocratie locale. En même temps qu'une réalité humaine immédiate, la communauté est un instrument de création de l'imaginaire social. C'est à partir d'elle qu'il est possible aujourd'hui de recréer le collectif. La dimension collective associe ceux qui ont une cause à faire valoir en commun : appartient à ma communauté celui qui, dans la vie de tous les jours, ets confronté aux mêmes problèmes que moi. Mettre l'accent sur les communautés revient à réhabiliter les " matries " charnelles, concrètes, à côté de la patrie abstraite, surplombante, anonyme et lointaine. Ce réenracinement dynamique, ouvert, n'est pas de l'ordre de la régression, de la clôture ou du sur-place. Il privilégie les notions de réciprocité, d'entraide, de solidarités de proximité, d'échanges de services et d'économies parallèles, de valeurs partagées. La résistance à l'homogénéisation planétaire ne peut se faire qu'au niveau local.
    Penser globalement, agir localement : tel est le mot d'ordre de la micropolitique. Il s'agit d'en finir avec l'autorité et l'expertise qui viennent d'en haut, édictant à partir du sommet de la pyramide des règles générales, en même temps qu'avec une société où la richesse augmente au même rythme que se défait le lien social. Contre la mentalité d'assistance et l'Etat-Providence, il s'agir de travailler à la reconstitution de réseaux de réciprocité, à la resocialisation du travail autonome, à l'apparition de nouvelles " niches " sociales, à la multiplication des " noeuds " au sein des " réseaux ". Il s'agit de faire réapparaître l'" homme habitant " (Pierre George) par opposition à l'homme qui n'est que producteur ou consommateur. Il s'agit de remettre le local au centre, et le global à la périphérie. Retour au lieu, au paysage, à l'écosystème, à l'équilibre. La vraie vie est ailleurs !
     
    Robert de Herte (Eléments n°100, mars 2001)
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  • Douze voyants !

    Les éditions Xenia viennent de publier Douze voyants, un livre d'Eric Werner, consacrés à douze penseurs de la liberté. Certains de ces textes remarquables par leur profondeur ont été publié dans la revue Eléments.

     

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    "Les auteurs réunis dans ce livre sont très différents les uns des autres, mais ils sont reliés par une préoccupation commune: questionner l’homme dans ses rapports à la liberté. Certains sont nos quasi contemporains, d’autres ont vécu à des époques plus anciennes. Ils campent aux confins de divers domaines, la philosophie, la littérature, les sciences humaines. Ils sont à vrai dire inclassables, et c’est ce qui fait leur intérêt. Ils appartiennent à une même famille, celle des « voyants » : ceux qui voient alors que les autres ne voient pas, ou alors très indistinctement, au travers de toutes sortes de voiles. «  Voyants », ou encore témoins. Veilleurs, pourrait-on dire aussi, en référence au prophète Esaïe.
    Sans eux, l’Occident n’aurait peut-être jamais développé, et sauvegardé, cette vision de l’individu et de sa valeur intangible qui constitue l’originalité, la noblesse et la force de cette civilisation.
    Lecteur-interprète passionné, Eric Werner explique ici de manière concise et accessible la contribution de chacune de ces figures à notre vision du monde et de l’être humain."

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  • Cet infracassable noyau de nuit...

    Dans notre rubrique Achives, nous reproduisons ici  un éditorial de la revue Eléments sous la plume de Robert de Herte (alias Alain de Benoist), qui introduisait un dossier consacré à la sexualité.

     

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    Cet infracassable noyau de nuit….

    De l’érotisme, qualité proprement humaine qui fait emprunter au désir sexuel le canal de l’inventivité mutuelle, il n’existe pas de définition véritablement satisfaisante. L’érotisme n’est pas le contraire de la pudeur, qui n’a de sens que pour autant qu’elle rend désirable. Il n’est pas non plus le contraire de la pornographie, qui ne redevient elle-même suggestive (c’est son grand avantage) que lorsque, montrant absolument tout, elle révèle du même coup qu’il n’y a rien à voir. Du reste, D.H. Lawrence avait déjà tout dit quand il dénonçait l’hypocrisie d’une société qui condamne la pornographie tout en restant aveugle sur sa propre obscénité. N’importe quel discours publicitaire, n’important quel discours relevant de la logique du marché, aujourd’hui, est assurément plus obscène qu’un vagin ouvert photographié en gros plan.

    Pendant des siècles, l’érotisme a été dénoncé comme contraire aux « bonnes mœurs » parce qu’en excitant les passions sensuelles, il contredisait une morale fondée sur la dévalorisation de la chair. Contrairement à d’autres religions, le christianisme a toujours été incapable de produire une théorie de l’érotisme, non qu’il ait jamais ignoré le sexe, mais au contraire parce qu’il en a fait une obsession négative. Passé le temps des martyrs, l’abstinence devint la marque de la vie dévote et la sexualité le domaine d’élection du péché. L’activité sexuelle, regardée comme un pis-aller, n’était plus admise que dans le cadre conjugal. L’Eglise condamnait une sexualité déconnectée de la seule visée procréative, tout en cultivant l’idéal virginal d’une procréation sans sexualité. Raison pour laquelle, sans doute, le discours sur le sexe est si longtemps resté purement littéraire, médical ou simplement vulgaire – bien qu’il soit révélateur que, de tout temps, le nu ait servi de base à l’enseignement des beaux-arts, comme étant le plus approprié à former à la catégorie du beau.

    La modernité naissante a ensuite entrepris un vaste travail de désymbolisation, dont l’érotisme a été la victime. Se fondant sur une idée de l’être humain comme individu autosuffisant, elle s’interdisait déjà par là de penser une différence sexuelle qui, par définition, implique l’incomplétude et la complémentarité. La péjoration des passions et des émotions, supposées génératrices de « préjugés », a d’autre part accompagné la montée en puissance de l’individu au profit du rationalisme scientiste. L’intelligence sensible – celle du corps – s’est alors trouvée dévaluée, soit comme porteuse de pulsions « archaïques », soit comme émanant d’une « nature » dont l’homme, pour devenir proprement humain, était appelé à s’émanciper. La modernité, enfin, a systématiquement reconverti l’intérêt en besoin, et le besoin en désir. Sans voir que le désir ne se ramène précisément pas à l’intérêt.

    Auteur d’une belle Anthologie historique des lectures érotiques, Jean-Jacques Pauvert estime qu’« en l’an 2000, malgré les apparences, il n’y a plus guère – ou plus du tout – d’érotisme. Cette parole d’expert peut surprendre. Elle ne fait en réalité que constater que l’érotisme, hier bridé par une censure qui le vouait à la clandestinité et à l’interdit, est aujourd’hui très exactement menacé par son contraire.

    De même que la surabondance d’images empêche de voir, et que la grande ville est en fait un désert, le sexe assourdissant devient inaudible. L’omniprésence des représentations sexuelles enlève à la sexualité toute sa charge. Contrairement à ce que s’imaginent les réactionnaires pornophobes, héritiers du nouvel ordre mondial reagano-papiste, elle tue l’érotisme par excès, au lieu de le menacer par défaut. C’est là encore un effet de la modernité. Le procès moderne d’individualisation a en effet abouti, d’abord à la constitution de l’intimité, puis au renversement dialectique de l’intimité dans l’exhibition de soi au nom d’un idéal de transparence. Ce passage de l’intimité à l’exhibitionnisme (pris comme « témoignage », et donc critère de vérité) est parfaitement illustré par l’émission de « télé-réalité » Loft Story, image fidèle, concentré spéculaire (et crépusculaire) de la société actuelle, qui ne force le trait que pour mieux en faire apparaître les lignes de force : voyeurisme pauvre et niaiserie consensuelle, huis clos programmé par la loi de l’argent, exclusion interactive sur fond d’insignifiance absolue. Que les foules soient fascinées par ce miroir qu’on leur tend n’a rien pour surprendre : elles y voient en petit ce qu’elles vivent tous les jours en grand.

    Le sexe est aujourd’hui convié à se mettre au diapason de l’esprit du temps : humanitaire, hygiéniste et technicien. La normalisation sexuelle trouve des formes nouvelles, qui ne cherchent plus à réprimer le sexe mais à en faire une marchandise comme les autres. La séduction, trop compliquée, devient une perte de temps. La consommation sexuelle doit être pratique, performante et immédiate. Objet machinal, corps-machine, mécanique sexuelle : la sexualité n’est plus qu’un affaire de recettes « techniques » au service d’une pulsion scopique de la quantité. Dans le monde de la communication, le sexe doit cesser d’être ce qu’il a toujours été : semblance de communication d’autant plus délectable qu’elle s’inscrit sur fond d’incommunicabilité. Dans un monde allergique aux différences, qui à bien des égards a reconstruit socialement et culturellement le rapport des sexes sous l’horizon d’un dimorphisme sexuel atténué, et qui s’entête à voir dans les femmes des « hommes comme les autres », alors qu’elles sont en réalité l’autre de l’homme, il faut qu’il n’« aliène » plus, alors qu’il est un jeu d’aliénations volontaires. Le désir politiquement correct de supprimer le rapport de forces qui s’établit tantôt au bénéfice de l’un des sexes et tantôt de l’autre, dans une conversion mutuelle, tue ainsi l’érotisme, car il n’y a pas de rapport amoureux qui se déploie dans une plate égalité, mais seulement dans une joute, une instable inégalité qui permet le retournement de toutes les situations. Le sexe n’est que discrimination et passion, attirance ou rejet également excessifs, également arbitraires, également injustes. En ce sens, il n’est pas exagéré de dire que le véritable érotisme – sauvage ou raffiné, barbare ou ludique – reste plus que jamais un tabou.

    La volonté de supprimer la transgression tue pareillement l’érotisme. Car il y a bien des normes en matière sexuelle, comme il y en a en toutes choses. L’erreur est de croire que ce sont des normes morales, l’autre erreur étant de s’imaginer que n’importe quelle conduite peut être érigée en norme, ou que l’existence d’une norme délégitime du même coup ce qui est hors-normes. L’érotisme implique la transgression, pour autant que cette transgression reste possible sans cesser d’être transgression, c’est-à-dire sans être posée comme norme.

    Entre les « jeunes des cités » pour qui les femmes ne sont que des trous avec de la viande autour, les suceuses professionnelles aux formes siliconées et les magazines féminins transformés en manuels de sexologie pubo-coccygienne, l’érotisme apparaît ainsi verrouillé de toutes parts. Les jeunes, en particulier, doivent faire face à une société qui est à la fois beaucoup plus permissive et beaucoup moins tolérante que par le passé. De même que la domination débouche en général sur la dépossession, la prétendue libération sexuelle n’a finalement abouti qu’à de nouvelles formes d’aliénation. Mais le sexe, parce qu’il est avant tout le domaine de l’incertitude et du trouble, se dérobe toujours à la transparence. L’exhibitionnisme le rend plus opaque encore que la censure, car à ce désir de transparence il répond toujours par la métaphore. A la mise en lumière sous les projecteur, le monde du sexe oppose, heureusement, ce qu’André Breton appelait son « infracassable noyau de nuit ».

     

    Robert de Herte (Eléments 102, septembre 2001)

     

     

     

     

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  • La confession négative...

    "J'ai dû tuer des hommes, autrefois, et des femmes, des vieillards, peut-être des enfants. Et puis j'ai vieilli. Nous avons vieilli plus vite que les autres. Nous avons dit ce qu'on dit que nul ne peut regarder fixement : le soleil, la souffrance, la mort. De tout ça, je peux parler à peu près librement : ceux qui m'avaient fait jurer de me taire et me menaçaient de mort, si je racontais certaines choses, ceux-là ne sont plus de ce monde, maintenant, et il y a longtemps que j'ai regagné l'Europe où les hommes ne croient plus à rien et où les ormes sont morts de maladie."

    Publié en 2009, La confession négative, le superbe récit que Richard Millet a tiré de son "expérience intérieure" de la guerre du Liban, reparait en collection de poche chez Folio. Nous reproduisons ici la recension qu'en avait fait la revue Eléments sous la plume de Jean-Charles Personne.

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    La consolation par Richard Millet

    Au cœur de Babel surgit une voix étrange, brisée, toute tachetée léopard, une vraie voix qui brutalise les conventions et se plaît, parfois, à en rajouter à la vilenie humaine. Une voix au diapason de laquelle on redécouvre à pas comptés la clairière des grâces nonchalantes, la vaste et lumineuse prairie des paradis perdus. C'est ainsi, me semble-t-il, que résonne à l'oreille des lecteurs la voix hautaine et envoûtante de Richard Millet. Présents à mon esprit, à l'instant même, se mêlant, une image et un livre. L'image, c'est Richard Millet photographié une coupe à la main au milieu des bulles du Tout Paris littéraire: visage lourd, renfrogné, regard perdu, lippe désabusée. Portrait lumineux qui laisserait penser que seul l'ailleurs, loin des bulles, est désirable. Le livre, c'est La confession négative. Pour l'occasion, je viens de le relire avec la même émotion, la même admiration. Avec, en plus, la conviction réfléchie de participer, comme lecteur attentif et quelque peu averti, au surgissement d'une œuvre pathétique en même temps que jubilatoire: peut-être la dernière cantate de la plus haute prose française, un hymne désolé au pied d'une idole: la langue de Bossuet, de Pascal... et de Haubert.

    Commençons par souligner que La confession négative est précédée de quelques quarante titres dont certains ne cessent d'enrichir la mémoire d'une cohorte d'inconditionnels: La gloire des Pythre (1995), L'amour mendiant (1996), Le sentiment de la langue (1993), Ma vie parmi les ombres (2003), Petit éloge d'un solitaire (2007), etc. Il me semble qu'on ne peut comprendre et le sens, et la portée de La confession si on ne la rattache pas «charnellement» à l' œuvre en construction, à ce qui précède et qui surviendra, ainsi qu'à la formidable ambition littéraire de son auteur.

    Confession négative? Un récit, tout simplement un récit. Celui d'une tranche de vie violentée, cruelle, barbare. Richard Millet, pour des raisons et hasards qui lui appartiennent et qu'il convient de préserver de toute intrusion politico-idéologique, c'est-à-dire subalterne, s'est engagé (1975-1976) dans les milices chrétiennes du Liban dévoré d'horreurs, de cruautés, de massacres. Il a participé: «J'y étais donc à la guerre, et pour rien au monde je ne serais rentré en France». Non seulement il a participé, pas dans l'intendance, ni dans un corps «d'élite» style hussards-gants blancs, mais dans la boue de la vengeance, avec en bruit de fond «la vibration initiale de la roquette sortant du tube avec quelque chose de jouissif, dirais-je, en reprenant une épithète appartenant au vocabulaire en vigueur dans la France contemporaine, mais que je n'aurais pas osé employer, au Liban, ce pays gardant encore au français sa dimension pudique et noble ». La guerre dans toute sa plus terrible violence - pas de règles: «Quel qu'il soit un ennemi n'est pas un homme, mais un animal dangereux; le tuer compte seul et je n'ai jamais repensé aux hommes que j'ai tués en regrettant de l'avoir fait [ ... ] j'ai été plus rapide ou plus habile ou les dieux ont guidé ma main». J'invite tous ceux qui aspireraient à «comprendre» l'incompréhensible, à déjouer l'entreprise de falsification du réel aujourd'hui à l'œuvre, à se reporter au passage qui relate une extraordinaire conversation entre l'auteur et deux journalistes: «Rappelez-vous Nietzsche: encore un siècle de journalisme et les mots pueront... » Si les mots puent, sur le terrain, ce sont aussi les cadavres qui puent: la guerre, quoi, à la manière d'autrefois, celle de Monsieur de Montluc.

    Au milieu de ce désordre sanglant, s'énoncent peu à peu, tandis que s'éclairent et se précisent les visages et les prières - et c'est peut-être la seule leçon de cette mémoire reconstituée -, les retrouvailles avec la vérité et l'essence des choses. La solitude, la violence, l'écriture silencieuse ordonnent un lexique puis une syntaxe, puis un ordre, celui des mots, de la langue de la seule métrique musicale du monde. «J'ai regardé la vallée. J'étais au bord du vide - au-delà du bien et du mal, sans doute nulle part. Je comprenais que tout ça ne me concernait plus, ne m'avait sans doute jamais concerné, sinon par la folie, la pauvreté, la mort, tout ce qui me hantait et dont seule l'écriture me délivrerait. » Le grammairien, c'est ainsi que ses amis de combat l'avaient surnommé, nous quitte, nous laissant bouleversés par la vague très pure et très haute de sa phrase immaculée.

    Pour en terminer, pour aujourd'hui, je renverrai à un roman (cette fois) de Richard Millet, Ma vie parmi les ombres, lequel s'achevait ainsi:

    «Et ceci tu t'en souviens: "Mon ami, je souffre, je vous aime et je vous attends."

    Julie de Lespinasse, une lettre datée" de tous les instants de ma vie". La plus belle phrase de la langue française, disait grand-mère. Elle n'avait pas tort, ai-je dit... et aussi pour ne pas avouer que pour moi, la plus belle phrase de la langue française et même de toute langue, hors toute littérature, une de ces phrases que je ne puis me répéter sans être au bord des larmes, tout en étant aussitôt consolé trouvant d'emblée cette chose si rare qu'est la consolation, cette phrase est prononcée par Jésus, à la fin de l'évangile selon saint Matthieu: "Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde."»

    A bien la lire, La confession négative emprunte la voie sacrée de la consolation! Reconnaissance au grammairien.

    Jean-Charles Personne (Eléments n°133, octobre-décembre 2009) 

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  • Maurice Allais et le partage des surplus

    La revue Eléments dans son numéro de mai 2000 consacrait son dossier aux métamorphoses du capitalisme et de ses contestations. Celui-ci présentait, notamment, douze auteurs pour repenser le capitalisme, parmi lesquels Maurice Allais. Nous reproduisons ici l'article que lui consacrait Tino de Bran, intitulé "Maurice Allais et le partage des surplus".

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    Maurice Allais et le partage des surplus

    Les contributions de Maurice Allais à la science économique, qui lui ont valu le Prix Nobel en 1988, sont majeures dans quatre vastes domaines: la théorie de l'efficacité maximale, la théorie des choix aléatoires, la théorie de la monnaie, du crédit et de la dynamique monétaire, la théorie des probabilités et l'analyse des séries temporelles. Nous signalerons ici deux domaines particulièrement innovants et d'une grande importance pour le bien-être économique des sociétés: la théorie des surplus et l'analyse monétaire. L'hypothèse du modèle de Walras, l'existence à tout moment d'un système unique de prix pour tous les opérateurs, doit être rejetée. Les hypothèses de continuité, de dérivabilité et de convexité des fonctions utilisées sont totalement irréalistes. A la place, M. Allais met en avant la recherche décentralisée des surplus distribuables. Dans une économie de marchés, tout opérateur cherche à trouver un ou plusieurs agents disposés à entrer dans un échange dégageant un surplus répartissable. L'équilibre d'une économie de marchés est la situation dans laquelle il est impossible de réaliser un surplus. L'état d'efficacité maximale est celui où un indice de préférence peut-être considéré comme maximal.

    Dans un échange pur, le surplus du vendeur résulte de l'écart entre le prix de vente et la valeur subjective du bien s'il ne le vendait pas. Pour l'acheteur, le surplus provient de la différence entre la valeur attribuée au bien achetée et le prix auquel il est effectivement payé. Le surplus global de l'échange est partagé entre tous.

    Le modèle d'une économie de marchés est général. Il inclut tous les cas, depuis la concurrence parfaite jusqu'au monopole et aux coalitions. En mettant l'accent sur la réalisation des surplus, il est essentiellement dynamique. Il considère à la fois les enchaînements de causalité et l'interdépendance au voisinage de la situation d'équilibre qui en résulte.

    Le système financier actuel est générateur de déséquilibres et donne naissance à une spéculation effrénée. Selon Maurice Allais, toutes les grandes crises des XVIIIe, XIXe et XXe siècles ont résulté du développement excessif des promesses de payer et de leur monétisation. Tant pour la France que pour la Grande-Bretagne et les USA, le XIXe siècle ne montre aucune corrélation significative entre l'expansion de longue durée de la production et les mouvements de longue durée des prix.

    « La croissance du monde occidental au XIXe siècle, sans précédent jusque-là, a été favorisée par l'existence de fait d'une monnaie commune puisque les principales monnaies étaient rattachées directement ou indirectement à l'or et qu'elles ont conservé des parités fixes ». La création monétaire doit être limitée à la monnaie de base (monnaie de la Banque centrale européenne). Il ne faut pas l'autoriser par des mécanismes bancaires. La Communauté européenne seule bénéficierait des gains attachés à cette création. Toutes les banques étrangères devraient respecter les dispositions légales de réserve, non seulement pour leurs dépôts en euros, mais également pour tous les dépôts stipulés en devises. Une telle réforme rendrait à l'autorité politique le privilège exclusif de la création monétaire et permettrait son contrôle par le Parlement et l'opinion.

    L'objectif d'une société d'hommes libres est de réaliser une totale liberté des mouvements de marchandises, des services, des capitaux et des personnes à l'intérieur d'un espace de civilisation. Le seul principe sur lequel des pays différents peuvent se mettre d'accord relativement aux échanges de leurs produits, c'est la fourniture de la meilleure qualité au meilleur prix. Dans tous les cas litigieux ou difficiles, la référence aux règles du jeu d'une économie de marchés doit s'imposer, car ces règles permettent de satisfaire au mieux et d'une manière équitable les besoins existants avec les ressources limitées qui sont disponibles. Pour réduire les inégalités, il convient d'utiliser la meilleure fiscalité possible, qui est l'impôt sur le capital, et de généraliser l'indexation des créances et dettes. L'indexation assure l'honnêteté dans l'exécution des contrats et préserve l'efficacité de l'économie et l'équité de la répartition des revenus.

     

    Tino de Bran (Eléments n°98, mai 2000)

     

    Pour aller plus loin: L'inflation française et la croissance. Mythologies et réalité, AL EPS. 1974 ; La théorie générale des surplus, PUG, Grenoble 1989; L'Europe face à son avenir. Que faire?, Laffont, 1991 ; Combats pour l'Europe, 1992-1994, Clément Juglar, 1994; Traité d'économie pure, Clément Juglar, 1994; Économie et intérêt, Clément Juglar, 1998; La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance. L'évidence empirique, Clément Juglar, 1999.

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