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  • Sur les jobs à la con...

    Les éditions Les Liens qui libèrent viennent de publier l'essai de David Graeber intitulé Bullshit jobs. Anthropologue et économiste, professeur à la London School of Economics, David Graeber a été un des initiateurs du mouvement Occupy Wall Street en 2011.

    On peut trouver dans la revue Éléments (numéro 168, octobre-novembre 2017) une passionnante présentation du livre et de ses enjeux, sous la plume de Thomas Hennetier.

     

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    " Alors que le progrès technologique a toujours été vu comme l'horizon d'une libération du travail, notre société moderne repose en grande partie sur l'aliénation de la majorité des employés de bureau. Beaucoup sont amenés à dédier leur vie à des tâches inutiles, sans réel intérêt et vides de sens, tout en ayant pleinement conscience de la superficialité de leur contribution à la société. C'est de ce paradoxe qu'est né et s'est répandu, sous la plume de David Graeber, le concept de "bullshit jobs" - ou "jobs à la con", comme on les appelle en français. Dans son style unique, virulent et limpide, l'auteur procède ici à un examen poussé de ce phénomène. Il soutient que, lorsque 1 % de la population contrôle la majeure partie des richesses d'une société, ce sont eux qui définissent les tâches "utiles" et "importantes". Mais que penser d'une société qui, d'une part, méprise et sous-paie ses infirmières, chauffeurs de bus, jardiniers ou musiciens - autant de professions authentiquement créatrices de valeur - et, d'autre part, entretient toute une classe d'avocats d'affaires, d'actuaires, de managers intermédiaires et autres gratte-papier surpayés pour accomplir des tâches inutiles, voire nuisibles ? Graeber s'appuie sur les réflexions de grands penseurs, philosophes et scientifiques pour déterminer l'origine de cette anomalie, tant économique que sociale, et en détailler les conséquences individuelles et politiques : la dépression, l'anxiété et les relations de travail sadomasochistes se répandent ; l'effondrement de l'estime de soi s'apparente à "une cicatrice qui balafre notre âme collective". Sa démonstration est émaillée de témoignages éclairants envoyés par des salariés de tous pays, récits tour à tour déchirants, consternants ou hilarants. Il y a le consultant en informatique qui ne possède aucune des qualifications requises pour le poste, mais qui reçoit promotion sur promotion, bien qu'il fasse des pieds et des mains pour se faire virer ; le salarié supervisé par vingt-cinq managers intermédiaires dont pas un seul ne répond à ses requêtes ; le sous-sous-sous-contractant de l'armée allemande qui parcourt chaque semaine 500 kilomètres en voiture pour aller signer un papier qui autorisera un soldat à déplacer son ordinateur dans la pièce d'à côté... Graeber en appelle finalement à une révolte du salarié moderne ainsi qu'à une vaste réorganisation des valeurs, qui placerait le travail créatif et aidant au coeur de notre culture et ferait de la technologie un outil de libération plutôt que d'asservissement, assouvissant enfin notre soif de sens et d'épanouissement. "

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  • Le libre-échange, une nouvelle forme de religion ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Simon-Pierre Savard-Tremblay, cueilli sur Figaro Vox et consacré à l'idéologie du libre-échange. Professeur de sociologie à l'université de Montréal et essayiste, Simon-Pierre Savard-Tremblay a récemment publié Despotisme sans frontières (VLB, 2018).

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    Le libre-échange est-il une nouvelle forme de religion ?

    FIGAROVOX.- Vous décrivez la globalisation comme un phénomène de nature religieuse et dogmatique et insistez sur le fait que la force de cette idéologie est de prétendre ne pas en être une. Pouvez-vous nous en dire plus?

    Simon-Pierre SAVARD-TREMBLAY.- L'unanimisme de la classe politique en faveur du libre-échange est criant, et son niveau peut même paraître indécent au regard de l'exigence de ce qui doit être dans un contexte démocratique. Ainsi, le représentant du Québec pour les négociations du CETA, entre le Canada et l'Union européenne, comparait les adversaires du traité aux climatosceptiques et aux défenseurs de la cigarette. Le raccourci intellectuel est flagrant, assimilant la critique de certains aspects d'un traité précis au rejet du libre-échange dans son entièreté, lequel est présenté comme synonyme d'ouverture. Mais le choix des comparaisons est éloquent, démontrant la logique des thuriféraires d'un tel système: le refuser équivaut à nier l'évidence scientifique.

    Malgré le recours à la rhétorique scientifique, le rapport de la classe politique au libre-échange est devenu profondément religieux. Le libre-échange n'est plus promu comme un principe économique, mais comme un dogme à accepter dans son ensemble, et dans toutes les situations possibles. Il n'est plus un moyen d'améliorer la vie des sociétés, mais une finalité, un projet propre auquel les peuples doivent se subordonner.

    Pourquoi un tel tabou à l'idée de parler de protectionnisme?

    Le mot est de plus en plus englobant et sert désormais à désigner une multitude de politiques. Vous estimez qu'il faut soutenir les productions locales et qu'il faut fixer des quantités limitées pour les importations? La mise en place de normes sanitaires spécifiques pour les produits importés? Toutes les idées alternatives deviennent assimilables à ce «protectionnisme» repoussoir.

    Le protectionnisme a le dos large. On crie au loup alors que les droits de douane sont déjà extrêmement bas, voire inexistants dans plusieurs domaines, et que la libre circulation des marchandises est accomplie depuis longtemps. Le débat a beau ne plus porter là-dessus, agiter ce spectre permet de faire croire en une polarisation entre «protectionnisme» et «libre-échange». Cette catégorisation est artificielle et erronée. Le vrai enjeu est celui du contrôle démocratique des peuples sur leur avenir.

    Donald Trump représente l'épouvantail parfait. La contestation d'un accord précis de libre-échange mène immédiatement à être catégorisé comme trumpiste, comme si la guerre commerciale était la seule alternative au libre-échange généralisé. La pensée binaire devient très confortable.

    Vous rappelez le rôle déterminant des accords de l'OMC (1995). Qu'ont-ils changé dans les relations commerciales mondiales?

    Après la Seconde Guerre mondiale, les nations du monde entier se sont réunies à La Havane pour signer une charte qui aurait pu jeter les bases du système économique mondial. La charte de La Havane, qui plaçait l'être humain avant le commerce, est morte suite au refus du Congrès américain de la ratifier. L'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) prendra sa place en 1948, établissant la libre circulation des marchandises à l'échelle mondiale en fixant la disparition des droits de douane comme horizon.

    La naissance de l'Organisation mondiale du commerce en 1995 visait à créer une institution permanente pour piloter la conversion du monde au libre-échange. L'OMC est le résultat d'une série d'accords, qui lui permettent de s'ingérer dans les décisions monétaires des pays et menace les politiques de soutien à l'industrie nationale ; l'accord général sur le commerce des services pose par exemple les bases d'une marchandisation de la santé et de l'éducation tandis que l'accord sur l'agriculture a déséquilibré le rapport entre les pays en développement et les superpuissances agricoles, renforçant le pouvoir des secondes sur les premiers.

    L'Organe de règlement des différends de l'OMC sert quant à lui d'outil pour démanteler les politiques nationales. Par exemple, la province canadienne de l'Ontario a adopté un programme de développement des énergies renouvelables qui visait à encourager l'éolien et le solaire et devait inclure respectivement un minimum de travailleurs et d'entreprises locaux. En 2010, le Japon et l'Union européenne ont dénoncé le programme devant l'ORD. Dès lors, en mai 2013, l'ORD a finalement rendu sa décision finale: les règles de l'OMC avaient été violées et L'Ontario a alors dû abandonner son programme. La possibilité de localiser la production et de favoriser des acteurs au fait des particularités locales a été éliminée...

    Le versant culturel de la globalisation est, selon vous, vecteur d'uniformisation. Pensez-vous qu'il soit encore possible de défendre une «exception culturelle» dans l'état actuel du libre-échange?

    Pour que le capital puisse pleinement se déployer et être entièrement mobile, il ne suffit plus d'amoindrir les restrictions frontalières, pas plus que de stimuler le commerce entre les pays. Il ne s'agit donc plus, à proprement parler, de simple commerce entre les pays. Joseph Stiglitz disait justement que cette nouvelle génération de traités porte sur beaucoup de choses, mais pas sur le libre-échange. Pour cause, le libre-échange s'inscrit dans une dynamique d'expansion perpétuelle. En utilisant des formules incantatoires comme «croissance verte», nous aimons croire qu'il est possible de produire toujours plus, sans avoir à se soucier de la crise écologique.

    L'exception culturelle fut le grand combat du Québec et de la France pour que la culture ne pas soit traitée comme un bien commercial à part entière, en permettant aux États de favoriser leur production sans craindre de représailles. Or les grands traités de libre-échange récents comme le CETA optent pour l'exception par chapitre plutôt qu'une exemption globale. Ainsi, la culture est exclue des dispositions du traité seulement lorsque cela est expressément mentionné, et non dans son entièreté.

    La culture n'est pas un élément en marge du système économique, étant au cœur de ce dernier, en tant que bien de consommation parmi les plus prisés. La seule culture acceptée par la mondialisation est celle qui se vend et s'achète. La consommation de biens culturels homogènes ne peut qu'encourager bien des gens à s'imaginer affranchis des réalités nationales en épousant une culture prétendument mondiale.

    On avance que la mondialisation permet aux cultures nationales de se faire valoir. Or si une culture nationale veut parvenir à s'exporter, il faut que ses produits soient pensés à travers le prisme de la standardisation culturelle d'inspiration américaine. C'est ainsi que le monde a découvert la cuisine mexicaine en mangeant du Taco Bell et qu'il a tendu l'oreille vers la Corée en écoutant le Gangnam Style de Psy.

    Vous insistez sur la dimension idéologique et politique de la mondialisation. Est-ce à dire que celle-ci n'était pas inéluctable?

    La mondialisation est une idéologie conçue pour servir les intérêts de ceux qui l'ont établie, lesquels composent une classe sociale à part entière et consciente de ses intérêts. Cette dernière est un réseau presque exclusivement occidental, et son projet est mondial, tant dans ses finalités que dans ses moyens. Rassemblant des protagonistes de tous horizons (grands noms de la banque et de la finance, PDG de corporations transnationales, responsables de think tanks... ), cette hyperclasse se structure par l'interconnexion que permet la mondialisation. Son rêve de globalisation, celui d'un monde d'abondance sans frontières et du village global, elle seule à la capacité de pouvoir le vivre, dans sa communauté coupée de la réalité des autres. Elle est ainsi bien placée pour assurer sa position privilégiée dans un système darwiniste.

    Tout un discours est mobilisé pour transformer la société par en haut, par et pour les intérêts de cette superclasse. Le culte de l'enrichissement individuel comme manière d'enrichir tout le monde et de l'affranchissement total de l'individu vis-à-vis du collectif, est assez ancien, remontant sans doute à La Fable des abeilles de Bernard Mandeville au XVIIIe siècle. En son temps, la Fable a pourtant été mise à l'index. Adam Smith lui-même condamnait l'œuvre de Mandeville, qu'il qualifiait d'«entièrement pernicieuse». Le mythe transcendantal d'une concurrence qui serait un véritable état de nature s'est transposé sur le terrain scientifique. Pourtant, elle a toujours été débattue, et rien n'indique qu'on puisse en faire une règle générale. Il en est de même pour ce qui est du libre-échange: le théorème Heckscher-Ohlin-Samuelson a lui aussi été largement remis en question, ce qui n'a pas empêché ses principes d'être érigés en absolus.

    L'essor de ce qu'on a appelé la mondialisation - à savoir la généralisation à la planète entière du modèle néolibéral - a plusieurs racines, mais il est évident qu'une autre politique aurait pu être envisagée. Prenons, par exemple, le cas de la Russie. Après l'effondrement du régime soviétique, les penseurs les plus lucides (à l'instar de John Kenneth Galbraith) proposaient une transition progressive vers une économie mixte. On a plutôt opté pour les recettes néolibérales les plus brutales (la «thérapie de choc»), avec des effets catastrophiques. Le peuple russe n'a d'ailleurs jamais été consulté et n'a jamais donné son assentiment à une telle politique.

    C'est précisément parce que d'autres politiques sont possibles que le néolibéralisme cherche autant à tuer le débat politique.

    Votre conclusion est plutôt pessimiste, mais non dénuée d'espoir. Comment voyez-vous l'avenir du libre-échange, et pensez-vous que les contestations électorales dites «populistes» puissent enrayer le processus de globalisation?

    Le «populisme» est aujourd'hui une des étiquettes les plus en vue pour éliminer du débat public un acteur politique, étant synonyme de néofascisme et d'autoritarisme. Le populisme, à la base, est pourtant un terme noble, signifiant la défense du peuple. Historiquement, le Parti populiste américain était une alliance entre les ouvriers industriels et les petits paysans, proposant de renverser «le gouvernement de Wall Street, par Wall Street et pour Wall Street» par le «gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple». Ce mouvement a eu un rôle marquant sur la mobilisation politique américaine, ayant notamment influencé un certain Martin Luther King.

    Un populisme intelligent, visant à renverser l'oligarchie en place, comme le théorise aujourd'hui Chantal Mouffe, me semble être la voie la plus prometteuse pour porter la nécessaire démondialisation. Les catégories de «gauche» et de «droite» sont aujourd'hui complètement dépassées, si bien que ces familles partisanes, sans être intégralement interchangeables, sont de plus en plus identiques. Des équipes de «gouvernance» qui ne chercheraient qu'à aménager les États au sein de la dynamique de la mondialisation néolibérale sont vouées à l'échec. Elles ne feront que gérer des sous-intendances en appliquant les recettes décidées par des organisations sans légitimité démocratique. Il faudra assumer clairement la rupture vis-à-vis de ce système.

    Simon-Pierre SAVARD-TREMBLAY, propos recueillis par Etienne Campion (Figaro Vox, 31 août 2018)

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